Entretien paru dans
le Journal « A
fleur de Mots » en Décembre 2005 -
(Questions : Jean Claude Alérini)
Je suis né en 1951 dans un quartier populaire de Lyon.
J’appartiens à cette génération d’après-guerre qui, bien qu’issue de
milieux défavorisés, a eu accès à l’enseignement secondaire, puis supérieur,
pour la première fois et en assez grand nombre, ce qui nous a permis d’échapper
au destin d’ouvrier d’usine qui nous était promis de par notre origine,
mais ce qui a aussi marqué le début de la dévalorisation des diplômes
universitaires et de leur déclin !
J’ai eu accès à la musique par la radio et l’électrophone
Teppaz sur lequel j’écoutais des 45 tours, et aussi par la guitare que je
grattais comme bien des jeunes gens de cette époque. J’aimais la musique et
les chansons anglo-américaines. Comme j’aimais ça, j’ai petit à petit
appris davantage de musique, mais en autodidacte et au hasard des rencontres.
Quand
est-ce que tu as commencé à écrire ?
J’ai écrit mes premières chansons vers dix-sept ans, âge
auquel on n’est pas sérieux comme disait le poète, mais ça m’a tellement
plu que je m’y suis mis sérieusement. J’ai eu
la chance d’être encouragé, en cette période bouillonnante (1968 !)
par quelques professeurs poètes ou
artistes de mon lycée.
Tu
n’as pas fait carrière dans la chanson, pourtant en parallèle de ton poste
d’enseignant tu as toujours écrit et composé.
Avec le recul je crois bien que je n’avais ni le tempérament
ni l’énergie nécessaire pour faire carrière ! J’ai cependant connu
des moments agréables aussi bien en tant qu’accompagnateur (de Michèle
Bernard par exemple) qu’avec mes propres chansons, à Bourges entre autres, et
j’ai réussi à enregistrer trois albums (dont l’un a obtenu le prix Charles
Cros) grâce à la passion de Jacqueline Ameline, créatrice d’un petit label
(JAM).
Lorsque l’occasion de travailler à l’école de musique de
Villeurbanne s’est présentée, comme il faut bien gagner sa vie, je suis
devenu prof. Au fil du temps, ce travail s’est révélé souvent plaisant et
il m’arrive d’en tirer de grandes satisfactions, de passer de bons moments,
avec les Chœurs de l’Armée du Rouge par exemple ! Ce qui me plait le
plus c’est d’essayer d’aider mes élèves à écrire leurs chansons, quand
ils sont en panne ou pataugent un peu, au moins de leur faire partager mon expérience.
J’ai l’impression d’avoir écrit des chansons toute ma vie
d’adulte. Les premières que j’ai essayé d’écrire ne sont qu’un
souvenir vague, mais je me souviens de celles écrites quand j’avais entre
dix-huit et dix-neuf ans, c’étaient de longs textes poétiques interminables
en vers libres, car je ne me souciais pas trop de la forme à l’époque…
j’écrivais dans la fièvre de l’inspiration, je crois que j’étais guidé
par une grande soif d’expression et une sorte de fascination éblouie pour les
mots, c’était une sorte de jaillissement, de source folle, et j’ai dû
ensuite faire tout un travail long et pénible pour réussir à la canaliser,
c'est-à-dire écrire avec des rimes et une métrique régulière. Je me
souviens de cette période de transition comme d’une période de grande
difficulté.
Je retrouve aujourd’hui cette difficulté chez certains de mes
élèves et j’essaie de les aider à la surmonter. Au début on n’écrit
souvent que pour soi, on ouvre la vanne au besoin d’expression, on laisse s’écouler
le flot des chansons, puis on s’aperçoit qu’elles sont destinées à être
entendues par d’autres et qu’il faut mettre un peu d’ordre, des formes, si
on veut qu’elles soient écoutables ! Je crois que s’intéresser de près
aux chansons de ceux qui nous ont précédés peut permettre de faire des progrès
dans de ce domaine. Je crois aussi que, quand on se construit, on s’appuie sur
les modèles auxquels on voudrait ressembler et aussi sur d’autres, mais qui
font figure de repoussoir !
Ces influences dont tu parles, étaient-elles exclusivement françaises
pour toi ?
Pour ceux de ma génération,
les influences sont un drôle de mélange entre les chansons anglo-américaines
et les chansons françaises de Brel, Brassens et Ferré, bien sûr.
En ce qui concerne les chansons anglo-américaines, je comprends
avec le recul à quel point elles nous furent imposées et que d’une certaine
manière on était « obligé » de les aimer, même si on n’y
comprenait pas grand-chose, comme les chansons de Bob Dylan par exemple, qu’on
nous a vendu comme une sorte de légende, moitié prophète moitié poète, mais
bon, c’est un autre sujet… Pour
être honnête, dans mon cas, j’ai surtout été frappé dans ma jeunesse par
un disque de Félix Leclerc et un autre de Guy Béart qui reprenait les chansons
du folklore de France. Je crois que ce sont ces deux disques-là qui m’ont
finalement le plus marqué, en profondeur. J’avais beaucoup plus de mal en
revanche avec la «fin» de la «rive gauche», les Fanon, Debronckart, Tachan
par exemple. En fait, j’étais surtout attiré par les chanteurs à la
guitare. C’est un instrument que j’aime vraiment, ça n’est pas simplement
un outil, une sorte de tambour harmonique pour accompagner les chansons. Je
m’intéresse depuis longtemps par exemple au travail de John Williams,
virtuose de la guitare classique mais surtout grand musicien aux goûts éclectiques
qui tente des aventures dans des univers musicaux très variés. J’aime
surtout sa sonorité. Le timbre de la guitare aux cordes nylon me touche
beaucoup.
Tu travailles toujours beaucoup la guitare ? Et plus généralement
comment articules-tu tes créations entre mélodie et texte ?
J’aime la guitare au point de jouer une heure ou deux chaque
jour, ça n’est pas une contrainte, je le fais spontanément. Je ne travaille
plus la technique, mais j’improvise et je travaille la sonorité, le phrasé.
Depuis quelques années je travaille davantage l’aspect mélodique de la
guitare, après avoir longtemps été un peu prisonnier des accords ou des pièces
écrites de la guitare classique. Parallèlement j’écris des textes, poèmes
ou chansons. C’est comme un vaste chantier en cours dans lequel je vais
travailler un peu tous les jours. Pour moi il est important d’écrire
plusieurs chansons en même temps.
Ça permet de garder un peu de distance vis à vis de chacune d’elles. A des
moments j’essaie de faire se rejoindre un texte dont la forme me semble
aboutie et des harmonies ou des phrases musicales que j’ai pu glaner en
improvisant à la guitare. Mais d’une manière générale, je passe plus de
temps, je crois, à écrire le texte qu’à travailler la mélodie.
Je ne me considère ni comme un
musicien ni comme un poète, simplement comme un auteur de chansons,
c’est une sorte de truc bizarre, un peu entre les deux.
L’univers mélodique et harmonique de mes chansons est assez
simple, proche du folklore, du moins c’est ce que je voudrais. J’ai étudié
l’harmonie, notamment du jazz, mais je reviens toujours pour mes propres
chansons à quelque chose de plus simple, un genre de support sur lequel je suis
à l’aise pour chanter de la façon qui me plait.
Tu
as aussi été chanté par d’autres, Michèle Bernard, Marie Normand, Quai des
brunes… des chansons que tu ne chantes d’ailleurs pas forcément.
Il m’est en effet arrivé d’écrire pour des interprètes et
là j’écris des chansons différentes, surtout sur le plan musical,
harmonique notamment. Ecrire une chanson pour soi, ou pour quelqu’un en
particulier, c’est de toute façon un peu comme confectionner un vêtement, il
faut qu’il vous aille ! Mais j’aime bien l’idée que des chansons que
j’ai écrites pour moi, soient reprises par d’autres et leur aillent bien
aussi, ça veut dire que d’une certaine manière elles sont réussies. Ceci
dit, une chanson, pour moi, n’est jamais vraiment complètement réussie, elle
n’est que le résultat de la tentative d’écrire une chanson, on y parvient
plus ou moins, mais à un moment il faut bien l’abandonner, car on sent bien
qu’on ne pourra pas aller plus loin. On se dit que peut-être la prochaine
chanson sera la bonne, la « définitive », celle après laquelle
c’est plus la peine d’en écrire d’autres, la chanson parfaite quoi !
C’est chez les peintres que j’ai rencontré d’abord cette
sensation d’abandon de l’œuvre à un certain moment, dans l’état où elle est…c’est une notion d’échec
en quelque sorte. On voit ça dans le film de Georges Clouzot consacré à Pablo
Picasso, on y voit Picasso peindre et « abandonner » la toile à un
moment où il est incapable d’aller plus loin. J’ai eu aussi
l’occasion de poser pour le peintre Shahda, ce fut une grande expérience pour
moi, j’ai compris en le voyant travailler que l’art est une lutte avec
quelque chose d’inaccessible, une lutte dont on sort vaincu forcément, une
lutte où l’on finit par abandonner, avant de retrouver des forces et de
recommencer une fois encore. Ceux
qui vous diront le contraire sont des menteurs ou bien ne sont pas des artistes,
simplement d’habiles faiseurs. Mais bien sûr ces considérations peuvent paraître
hors de proportion concernant la chanson, car c’est bien connu la chanson
n’a rien à voir avec le grand
Art, elle est le plus souvent considérée comme une petite chose aimable qui se doit d’être sympa, un peu
rigolote ou parfois même un peu mélodramatique, ça dépend.
C’est ce que tu enseignes à tes élèves ?
J’ai toujours bien aimé parler de la chanson comme d’un art.
Évidemment c’est compliqué de se faire comprendre, parce que la chanson
n’est pas toujours pratiquée comme un art, elle est aussi pratiquée comme un
simple divertissement susceptible de rapporter beaucoup d’argent. C’est pour
ça qu’il y a toujours beaucoup
de quiproquos dans les discussions sur la chanson, y compris au niveau des
institutions, conservatoires et écoles nationales, où l’on semble vouloir
lui laisser une petite place, mais simplement dans le cadre des musiques
actuelles, dans un petit coin. J’aime bien une phrase de Jacques Bertin qui
disait, en substance, que dans le domaine de la culture, la chanson c’est un
peu comme la chambre des gosses
dans un appartement, on va y faire un tour de temps en temps, comme ça de loin,
pour s’assurer que tout va bien.
Mais peut-être que la manière dont j’envisage la chanson est
déjà un peu ancienne,
pas assez actuelle ? Peut-être suis-je déjà une sorte de
dinosaure au même titre que les Bertin, Vasca, Leprest (certains le disent !)
et d’autres plus ou moins connus d’une même génération, dont certains
d’ailleurs ont déjà commencé à disparaître vraiment… ce qui est le lot
des dinosaures, et de tout le monde d’ailleurs !
Après tout, même si je suis devenu un dinosaure, je ne me sens pas en
si mauvaise compagnie…et puis dans mon travail
à l’école je rencontre beaucoup, beaucoup de jeunes gens, interprètes, auteurs, tous passionnés par la chanson française, pour ce
qu’elle est et pour ce qu’elle a été, et en fait, je me dis que ça fait
un grand nombre de petits dinosaures, tous ces gens !
Et puis de toutes façons lorsque les dinosaures ont disparu, on
ne leur a pas demandé leur avis, ni si ça leur faisait quelque chose de
disparaître, ils ont disparu c’est tout…alors on verra bien !
En tout cas, en ce qui te concerne, tu sembles bien résister…
deux cd récents, des scènes ici ou là… est-ce le début d’une nouvelle
carrière ?
Une nouvelle carrière, je m’en fous. Je fonctionne hors de
toute contrainte de carrière et de souci financier, je fais les cd que j’ai
envie de faire, et j’ai la chance de rencontrer un petit public auquel mes
chansons plaisent, alors tout va bien.
Tu nous parles de ton tout nouveau cd ?
Je viens de publier un album qui s’appelle « En attendant
l’ange », j’aime toutes les chansons qui y sont enregistrées. Le
sujet principal de ces chansons c’est quand même l’âge qui avance, ce sont
des chansons que je n’aurais pas pu écrire à 30 ans. On peut les sentir
comme tristes et je ne sais pas si
elles le sont…je ne le crois pas, mais chacun sent les choses à sa manière.
Un jour un copain m’a dit que pour lui, certaines chansons étaient
faites pour être braillées tous ensemble et d’autres pour être écoutées
et pleurer tout seul dans son coin. Je crois que dans cet album j’en ai écrit
quelques unes de la seconde catégorie.
Quelques mots sur les compagnons musiciens qui t’accompagnent ?
Je travaille depuis quelques années avec Thierry Réocreux. Il
est contrebassiste et chanteur aussi, il vient d’ailleurs de publier un
magnifique album de chansons qu’il a composées. Le fait qu’il soit lui-même
chanteur le rend très attentif aux textes que je chante et c’est très agréable
de travailler dans ces conditions, avec
quelqu’un qui vous écoute vraiment et peut chanter par cœur pratiquement
toutes vos chansons ! Il chante d’ailleurs avec moi sur scène. C’est
un truc quand même assez rare chez les musiciens quand ils accompagnent.
Sur le plan rythmique il apporte l’élément dynamique qui me
manque, car j’ai tendance à être du
genre plutôt contemplatif !
Pour cet album nous avons fait appel à un jeune accordéoniste,
Sébastien Authemayou, d’abord parce qu’il joue très bien (du bandonéon
aussi), avec une sorte d’engagement fiévreux qui me plait bien, et puis il
est très sympathique et ça c’est important, jouer avec des gens qu’on aime
bien !
Sur scène je m’ennuie un peu quand je suis seul, j’aime
mieux jouer à plusieurs, il y a un côté équipe, un peu comme au foot !
En dehors de « l’ombre qui avance »… et des
peintres, quels sont les autres « moteurs » de tes chansons.
Certains textes de mes albums parlent d’aujourd’hui aussi, à
ma manière. Je n’ai jamais été foutu de m’engager dans une action
militante de longue haleine, à ma grande honte, mais je travaille avec mes
faibles armes en solitaire, j’écris des chansons dont l’engagement et la
colère qu’elles contiennent viennent sans doute du profond sentiment
d’injustice que l’on ressent lorsque l’on vient au monde chez les pauvres.
Ce sentiment fait partie de ma personne et ne me quittera jamais.
Tu
chantes aussi l’Afrique, la Chine, les femmes…
L’Afrique, c’est plutôt celle de chez nous que j’évoque,
celle qu’on voit dans nos rues. C’est surtout l’idée du déracinement qui
me touche. Il y a longtemps, j’étais
à Oslo en plein hiver et j’ai dû prendre le métro un matin très tôt, les
rues étaient complètement désertes, sauf quelques Africains et quelques
Pakistanais frigorifiés, emmitouflés dans des tas de foulards et de vieux
manteaux, ils partaient travailler, faire le sale boulot, cette image m’a
frappé et elle reste en filigrane derrière beaucoup de mes chansons…
La Chine est pour moi « l’ailleurs » par
excellence, enfin était…aujourd’hui elle est moins exotique ! Mais les
Chinois ont le droit d’être autre chose que notre exotisme ! J’ai
d’abord été séduit par la langue et l’écriture, puis j’ai découvert
la civilisation (on devrait d’ailleurs dire «les» civilisations chinoises),
j’y vais parfois et j’en rapporte toujours des impressions fortes.
Contrairement à l’idée qu’on a généralement, les gens y sont très
chaleureux. Mais les inégalités sociales dramatiques qui se creusent là-bas,
risquent de déboucher sur de nouvelles catastrophes.
Parler des femmes après l’Afrique et la Chine… C’est comme
parler d’un continent alors ?… Les femmes, je ne sais pas quoi dire…
Lesquelles ? Laquelle ? Elles sont une grande source d’inspiration
pour moi, comme les modèles des peintres. A part ça, non, je n’ai rien à
dire, que des trucs très ordinaires et magnifiques !
Il est de coutume dans ce journal d’évoquer la discothèque idéale.
En dehors du Félix Leclerc et du Guy Béart que tu évoquais tout à l’heure
que peut-on encore trouver ?
La discothèque idéale c’est surtout celle où il reste de la
place sur les rayons pour les cd à venir, les découvertes …autrement les
disques que j’écoute souvent…en fait j’écoute un peu de tout, de la
musique classique, du jazz, des chansons, évidemment je réécoute quand même
régulièrement Brassens, Ferré, Brel, Leclerc…les classiques quoi! Mais
bon… c’est pour dire, il y a
tant de beaux disques et les goûts évoluent avec le temps….et puis surtout
il y a toujours de nouveaux disques de jeunes chanteurs passionnants à découvrir…
Et ta bibliothèque idéale ?
Les livres auxquels je reviens régulièrement sont des livres de
poètes, Clément Marot, Ronsard, Victor Hugo, Apollinaire, Claude Roy, je
reviens aussi toujours à Louis Ferdinand Céline et à Pierre Bourdieu. Je
passe également beaucoup de temps en compagnie d’auteurs chinois anciens ou
contemporains.
Il ne reste plus qu’à connaître ta cinémathèque idéale…
Pour le cinéma, j’aime bien les films venus d’ailleurs,
certains cinéastes japonais dans leurs oeuvres tardives me touchent énormément,
comme Imamura ou encore Kurosawa. J’aime aussi les documentaires courageux, de
ceux qui viennent bousculer nos
certitudes et notre petit confort. (Le cauchemar de Darwin, ou Mur de Simone
Biton par exemple). Fidèle à mon enfance,
je regarde toujours avec plaisir les westerns !
Les westerns ? C’est un autre point commun avec Bertin…
Vous pourrez peut être en parler les 11 et 12 mars 2006 dans le cadre du
printemps des poètes de Lyon qui vous réunira…
Merci
Pierre.