Illustration: Yang Zhi-guang 

 

 

Pierre Delorme

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ruines

Nous arrivons à l'âge où notre génération commence à s'émietter, lentement mais sûrement. On apprend au hasard des conversations et des rencontres, ou même sur un réseau dit « social », que tout est fini pour un tel ou une telle, sans recours. Ils sont morts. Pour eux « L'incident est clos », comme disait Maïakovski. C'était des gens qu'on avait connus. Ils nous étaient plus ou moins proches, parfois on les avait perdus de vue depuis des dizaines d'années, mais c'était des amis, des copains ou des amours de jeunesse qui nous avaient marqués, des témoins de notre existence à des moments divers. Leurs silhouettes étaient des sortes repères dans nos paysages intérieurs, nos jardins plus ou moins secrets. Ils nous revenaient parfois en rêve. C'étaient des sentinelles veillant sur les châteaux de sable où nous avions vécu. Avec eux disparaît l'illusion de pouvoir y retourner un jour, tout comme disparaît l'idée d'une rencontre fortuite à laquelle nous pensions parfois.

Avec eux meurent définitivement des pans entiers, heureux ou malheureux, de notre jeunesse, qui tant qu'on les savait encore en vie semblaient ne pas pouvoir disparaître complètement. Mais ils s'écroulent un à un, comme les colonnes d'un temple dont nous contemplons les ruines éparses et muettes où bientôt nul ne viendra plus se recueillir.

 

 

 

 

L'oiseau en fer forgé

C'était un matin de Toussaint. Dans ma radio un gars causait de nous, « les gens ». Il disait que nous désirons ardemment laisser une trace de notre passage sur terre. Pourquoi pas ? Pourtant la plupart d'entre nous disparaissent sans laisser grand-chose. Il paraît que les hommes et les femmes « politiques », de leur côté, espèrent laisser leur nom dans les livres d'Histoire, c'est du moins ce qu'a dit le gars. Cela me semble une manière un peu vieillotte de voir les choses, car j'ai bien l'impression que l'ambition des responsables politiques d'aujourd'hui se limite aux avantages et profits divers qu'ils peuvent tirer à court terme de leur position. Mais peu importe, le plus grand nombre d'entre eux sera de toute façon emporté sans mémoire, ils basculeront dans le néant comme tout le monde, mais après en avoir bien profité.

Personnellement, je ne me suis jamais posé la question de savoir ce que je laisserai ici-bas. Bien sûr, j'ai écrit des chansons une bonne partie de mon existence et comme tous ceux ayant nourri des ambitions artistiques, avec plus ou moins de succès, je dois bien abriter aussi le vague désir que mon travail demeure après moi. Mais il est quand même plus vraisemblable, voire plus raisonnable, de penser que tout ça disparaîtra. Je laisse la consolation d'un éventuel succès posthume aux rêveurs amers. Les cimetières sont peuplés d'êtres irremplaçables qu'on a remplacés et la postérité regorge d’œuvres inoubliables qu'on a vite oubliées. Alors de simples petites chansons, autant dire que c'est peine perdue d'y penser.

En revanche, sur un mur de la petite maison de campagne que m'ont laissée mes parents, un oiseau en fer forgé est resté accroché depuis de nombreuses années. Cet oiseau, je l'avais réalisé quand j'avais quatorze ou quinze ans, dans l'atelier de ferronnerie de mon oncle, où j'étais allé tâter du travail manuel pendant des vacances scolaires. Bien entendu, mon oncle m'avait guidé et même aidé pour les opérations les plus difficiles, mais je l'avais fait « moi-même » pour ainsi dire. Parfois, je le regarde, cet oiseau en fer forgé que j'avais fabriqué il y a déjà cinquante ans ou même plus, et je me dis que lorsque j'aurai disparu, et mes chansons avec moi, peut-être qu'il restera accroché sur son mur, ou quelque part ailleurs, comme un genre d'ironie du sort.

Il est dommage qu'on ne puisse pas faire des chansons en fer forgé pour les accrocher sur les murs. Elles y seraient pourtant en bonne place, ne dit-on pas qu'ils ont des oreilles ?

 

 

 

 

 

 

 

Croyance et poésie

Jacques Brel avait dit un jour que ce qui lui manquait pour être un poète, c'était « y croire ». Je me demande si l'on ne peut pas étendre cette réflexion jusqu'au lecteur de poésie lui-même, surtout lorsque celle-ci se fait exigeante au point de n'être plus qu'une abstraction. Pour l'apprécier, ne faut-il pas y croire également, sinon que reste-t-il sur le papier à part une ambition, une tentative, impartageables ?

La poésie, depuis qu'elle s'est libérée de la contrainte de la métrique et de la rime, et des formes fixes, ne peut plus être goûtée pour son « artisanat », ni le poète loué pour sa virtuosité. Débarrassée de ses aspects purement techniques que reste-t-il à apprécier ? Un assemblage de mots de tous ordres qui, sans la contrainte, « flottent » sur le papier et ne peuvent bien tenir ensemble qu'à la condition que celui qui les écrit y « croie » et que celui qui les lit y apporte également sa croyance personnelle. A moins qu'une contrainte, ou une règle d'une autre nature, particulière à chaque poème, et inventée par le poète lui-même, n'apparaisse et puisse être perçue par le lecteur, il n'y a pas de partage possible.

La présence de chaque mot doit être sentie et comprise comme une nécessité et le poème comme une mécanique dont aucun élément ne peut être changé sans en altérer le fonctionnement. Le fragile équilibre auquel pense parfois parvenir le poète ne tient le plus souvent qu'à sa croyance et à celle du lecteur ensuite, mais, en fait, on pourrait aussi bien changer les mots du poème et rien ne changerait, ni ne s'écroulerait, pas de fragile édifice, mais de simples mots éparpillés, sans nécessité, à plat sur la page, et qui ne pourront pas tomber plus bas. La plupart des poètes ne sont que des « funambules » qui marchent sur un fil posé sur le sol, qui se croient, ou font semblant de se croire, au-dessus du vide, et leurs « spectateurs » voient ce qu'ils ont envie de voir.

Le simple passant, sans la croyance, ne voit qu'un mime qui marche sur le plancher des vaches en se tortillant avec un balancier.

 

 

 

 

 

 

 

Charles Bernardo, tempête.

Ce matin, j'ai chanté à côté d'un cercueil. J'ai chanté une vieille chanson qu'avait écrite celui qui y reposait, un camarade de ma jeunesse. A cette époque on l'appelait Charles, ou encore « le barbu ». Je l'avais perdu de vue. Quand je l'ai retrouvé, des années plus tard, il s'appelait alors Bernardo. C'était un drôle de zigue qui ne ressemblait pas à grand-monde. Une sorte d'artiste toujours entre deux projets, deux élans, qui n'aboutissaient généralement pas, et dont je me demande s'il avait vraiment envie qu'ils aboutissent. Dans son jeune temps il avait écrit des chansons, des sortes de « brassensseries » comme il s'en écrivait des tas à cette époque. Il avait ensuite mis en musique des poèmes divers, avec grand bonheur. Presque cinquante ans plus tard je me souviens encore par cœur de certains. Exercice, à partir d'un poème d'Apollinaire, Anne à partir de Clément Marot, et des bribes de ses propres chansons, dont Tempête, que j'ai chantée ce matin à côté de son cercueil.

C'était face à une petite assemblée hétérogène, de bric et de broc, comme sa vie. Une sorte de tempête permanente habitée de démons. Ce fut parfois bien difficile et il fit quelques naufrages, toujours en quête d'une « inaccessible étoile», dont je ne sais rien, et dont il ne savait peut-être rien lui-même. Sans doute cherchait-il « la vraie vie », celle qui est ailleurs comme a dit le poète.

Charles Bernardo a toujours disparu et réapparu à intervalles réguliers dans ma vie. Je ne sais ni pourquoi ni comment. Mais au long de ces années et de ces éclipses je n'ai pourtant jamais oublié ses quelques chansons de jeunesse et ses réflexions sur l’écriture des chansons, ou encore ses interrogations sur l'utilisation de la voix. Elles n'étaient peut-être pas si pertinentes que ça, mais elles m'avaient frappé, à un âge où les conversations sur la chanson avec d'autres copains se limitaient le plus souvent à des citations de nos idoles, à des exercices d'admiration et autres enthousiasmes dont la jeunesse a le secret.

Chez la plupart des gens que nous côtoyons, il y a une cohérence dans la trajectoire sociale qui, sans être forcément prévisible, s'analyse bien au bout du compte. La trajectoire sociale de Charles Bernardo ne ressemble pas à celle de tout un chacun. Sorte d'électron « libre » il a en quelque sorte échappé aux déterminismes sociaux, ceux qui vous cantonnent à votre milieu d'origine ou, par réaction, vous propulsent vers le haut, quelques fois même vers le bas, mais de toute façon vous obligent à ressembler à ceux soumis aux mêmes conditions sociales que vous. Charles Bernardo était « ailleurs », conduit par d'autres déterminismes et surtout un désir hors du commun de fuir la banalité de l'âge adulte qu'il détestait. D'âge en âge on joue plus ou moins bien les rôles que la société nous « assigne », lui aura toujours fui ces rôles du mieux qu'il pouvait.

La première fois que je l'avais vu, il avait surgi à mon côté sur le trottoir, à la descente du bus. Il y avait du vent et il m'avait proposé son briquet « tempête » (!) pour allumer ma cigarette.... J'avais dix-sept ans et lui à peine plus, je crois. Aujourd'hui, j'en ai soixante-cinq et ce matin, j'ai chanté Tempête à côté du cercueil de ce vieux camarade, cet étrange personnage, dont je n'ai fait que deviner, de loin, les « mécanismes », Charles Bernardo, « le barbu ».

 

 

 

 

 

 

 

 

Force du souvenir

 

« Heureusement, j'avais  des copains », ces mots m'ont traversé l'esprit dans le bus, alors qu'il empruntait l'espèce de courte corniche d'où l'on peut voir une bonne partie de la ville. Il y a longtemps, je passais par là, cheveux au vent sur ma mobylette, pour me rendre à mon travail de pion dans un collège sur les hauteurs. J'avais à peine vingt ans. Je n'avais guère d'ambition, plus ou moins conscient de mes limites intellectuelles et de celles que vous impose la naissance dans un milieu dit « modeste ». 

Ma vie n'était pas heureuse. J'étais un étudiant sans enthousiasme. J'avais de-ci de-là des copines, des relations épisodiques, tendres et cruelles. Normal, à cet âge on cherche beaucoup, on essaie. Les seuls moments de vrai bonheur dont je me souviens étaient ceux où je jouais mes chansons avec des copains. Nous répétions régulièrement, les soirs, avec l'envie plus ou moins avouée de faire carrière. Ce projet (comme on dit aujourd'hui) donnait un sens à ma vie qui n'en avait pas beaucoup. Nous travaillions énormément. A notre manière nous apprenions la musique, tardivement et mal. J'en garde des séquelles.

J’écrivais fiévreusement des chansons, évidement géniales et comme personne n'avait écrit avant ! Et mes copains m'accompagnaient.

Ensuite, nous sommes perdus de vue, peut-être même perdus tout court. Toutes les amitiés finissent de la sorte, les amours bien souvent aussi. Pour notre génération, avoir fait de la musique à vingt ans avec des copains et les avoir perdus de vue ensuite est une chose bien banale. Je dirais bien que nous fûmes emportés dans Le Tourbillon de la vie, mais rien ne m'a semblé bien tourbillonnant. Les eaux étaient plutôt calmes, même stagnantes.

« Heureusement, j'avais des copains », cette pensée m'a donc traversé l'esprit, surgie de je ne sais où elle remontait à la surface sans me demander mon avis pour dire sa part de vérité et me parler de ceux que j'avais presque oubliés, mais qui à leur manière ont tant compté pour moi. Certains ont déjà disparus, ai-je entendu dire, d'autres sont encore dans le coin, quelque part, anonymes. Je les serrerais bien dans mes bras, mais ça n'était pas dans nos manières et de toutes façons, il est trop tard.  Il est souvent trop tard, tout va trop vite. D’ailleurs le bus est déjà dans un autre quartier et il faut que je fasse attention à ne pas manquer l'arrêt auquel je dois descendre.

 

 

 

 

Basket

  Aujourd'hui parmi les nouvelles diverses et variées concernant les turpitudes du monde politique hexagonal et quelques horreurs internationales, une nouvelle qui touche au plus haut point la vie  des Français : Miami a remporté le championnat NBA ( championnat de basket aux USA).

  Ah bon, j'en suis bien content...

  Depuis que les équipementiers relayés par les médias ont décidé de conquérir de nouveaux marchés et de faire du basket un sport populaire en France, par petites touches de pub  télévisuelles ou radiophoniques, on nous instille de petites doses de basket, on s'habitue ainsi doucement, et aujourd'hui le résultat de la finale NBA devient une nouvelle du journal matinal de la radio de service public français, why not ?

   La tentative de « basketisation » a démarré il y a fort longtemps, quand j'étais encore un gamin d'une dizaine d'années, à la fin des années cinquante, nous vivions dans un arrondissement excentré de Lyon, dans une zone où subsistaient des terrains qu'on appelait « vagues » et pas mal d'autres occupés par les cultures des maraîchers. De la place perdue pour les  promoteurs.

  Avec l'urbanisation galopante de ces années d'après-guerre est apparue, sur un ensemble de terrains vagues du quartier,  une des premières « cités ». Un ensemble d'immeubles à quatre étages, tous identiques et destinés aux classes populaires. On avait prévu entre les immeubles des terrains de basket, pour occuper la jeunesse. Des terrains de basket entourés de hauts grillages comme à New-York, car le modèle était américain.

    Seulement voilà, la jeunesse c’était nous et nous n'aimions que le foot ! (Le basket était pratiqué plutôt dans les cours des écoles privées catho.) Nous utilisions donc ces espaces pour jouer au foot avec les ballons de fortune récupérés chez l'un ou l'autre. Le ballon ne tournait par forcément bien rond, mais nous jouions au foot ! Nous n'avons jamais joué au basket, malgré les paniers qui nous tendaient les bras, si je peux dire. Surtout pour une raison essentielle : ces gentils promoteurs avaient oublié un chose toute bête , à cette époque on ne trouvait pas de ballons de basket dans n'importe quel magasin, ils étaient rares et surtout ils coûtaient fort cher ! Alors que pour jouer au foot, n'importe quelle balle nous suffisait. Et nos héros s'appelaient Piantoni, Fontaine, Kopa, Ujlaki, des footballeurs, pas des basketteurs!

   Le coup d'essai était raté, mais des années plus tard, avec des moyens de marketing colossaux le tir sera rectifié, et aujourd'hui nous avons appris qui sont les Spurs de San Antonio ou les Bulls de Chicago...On en entend même parler à la radio aux infos le matin, c'est dire...

 

 

 

 

La tache orange 

   Un jour que je visitais une rétrospective des peintures de Pierre Bonnard à Paris, j'avais été frappé par la réflexion d'un couple de visiteurs dont le monsieur commenta une toile, devant laquelle il se trouvait, par ces mots : Je n'aime pas la tache orange, là-haut dans le coin.

    Lorsque l'on sait les heures de travail, de tâtonnements, de repentir et de patience que demande au peintre un équilibre fragile dans le rapport entre les tons sur la toile, afin de les faire vibrer ensemble, on ne peut qu'être consterné par ce type de remarque lapidaire : Je n'aime pas la tache orange là-haut dans le coin !

    Et la tache bleue en bas à gauche, aurais-je pu demander à ce même visiteur, ça va, elle vous plaît?

Bonnard disait (en 1946, je crois) : « J'espère que ma peinture tiendra, sans craquelures. Je voudrais arriver devant les jeunes peintres de l'an 2000 avec des ailes de papillon ».

  Gageons que ce visiteur n'était  pas un peintre de l'an 2000, mais quand même, je me suis dit que le papillon avait pris un petit coup dans l'aile ce jour-là.

 

 

 

 

Les poèmes, les pierres et les chansons

    Je ne sais pas si on peut dire que les poèmes et les chansons meurent, comme les gens, mais en tous cas on peut avoir l'impression qu'ils se sont éteints, qu'ils n'ont plus d'éclat. La lumière qu'on  y voyait ne brille plus.

  Comme les jolies pierres qu'on ramasse au bord de la mer, mouillées sur la plage elles ont des reflets séduisants, mais une fois sèches, à la maison, elles redeviennent de simples cailloux.

C'est décevant, mais bon peut-être d'autres verront ce qu'on a vu un jour briller et qu'on ne voit plus, comme d'autres rapporteront chez eux des pierres dont les beaux reflets auront disparu.

L'important est qu'il y ait toujours des pierres, des poèmes et des chansons.

 

 

 

 

L'envol

   Jadis nous avions la jambe légère, nous savions danser et bondir, promenant de-ci de-là notre tête alourdie par tout un barda d'idées fausses et croyances vaines, aujourd'hui nous avons la jambe peut-être plus lourde et nous ne bondissons plus guère, mais notre tête, débarrassée de ses encombrantes scories, est devenue plus légère, comme un ballon, c'est elle désormais qui nous promène, et peut-être même nous finirons par nous envoler un jour tout à fait, au-dessus de la mêlée. 

 

 

 

Héritage musical

    « Oh la la, qu'est-ce qu'il lui arrive à celle-ci, on lui a marché sur le pied pour qu'elle hurle comme ça ! »...ça, c'était ce que disait ma mère lorsqu'elle entendait à la radio une chanteuse lyrique qui poussait un peu haut la note...Pour ce qui est du reste de la famille, mon père accompagnait parfois les chansons qu'il entendait à la radio en faisant rebondir sa fourchette sur la table, d'autres tapaient avec leur couteau sur les verres pour donner le rythme pendant les repas de famille où une cousine poussait la chansonnette. Le tonton soufflait parfois dans mon harmonica,  Au clair de la lune ou bien encore Il était un petit navire, les autres tempéraient illico la performance, « Oui, mais il joue d'oreille, hein, Albert, tu joues à l'oreille ? »

    Sans doute est-ce cet entourage musical qui a contribué à me faire devenir celui que je suis devenu, à savoir un professeur de musique qui ne se sent aucune légitimité dans cette profession et qui, lorsqu'il croise dans les couloirs une collègue, professeur de chant lyrique, se retient de lui écraser les nougats pour le plaisir de l'entendre chanter, en souvenir de sa maman.

 

 

 

Parler à un mur

 

 
Ma vieille mère disait souvent « autant parler à un mur » quand quelqu'un ne l'écoutait pas ou ne tenait pas compte de son avis. Moi, je parle souvent aussi à un mur depuis que Facebook existe et je ne sais pas si nous sommes d'accord ou pas. Peu importe d'ailleurs, nous sommes si nombreux à parler à notre mur de cette façon, que cela fait au total une sorte de brouhaha où chacun y va de sa petite pensée, de sa pub, de son commentaire sur un menu fait de son existence, bref chacun parle à son mur en espérant que l'écho lui répondra. 
   Dans le Temple du Ciel, à Pékin, il y a autour d'une cour un grand mur circulaire où l'écho permet d'entendre le plus petit murmure d'une personne située à l'extrémité opposée. Les Chinois se pressent en masse pour vérifier la réalité de ce phénomène acoustique, mais ils sont si nombreux qu'on entend seulement une sorte de rumeur, de bourdonnement d'où plus rien ne peut se distinguer. Le mur de Facebook me rappelle un peu parfois ce mur circulaire du Temple du Ciel à Pékin, où le murmure de chacun est absorbé par la rumeur de tous. 
Cependant comme les murs ont des oreilles, on le dit aussi, tous les  espoirs sont permis.

 

 

 

 

Un retour 

    Je suis retourné aujourd'hui sur les lieux où j'ai passé mon enfance et mon adolescence. Un lieu très  ordinaire, un immeuble des années 50 dans un arrondissement excentré  d'une grande ville, autrefois un genre de banlieue à moitié urbanisée et encore parsemée de terrains vagues, de  palissades, de petites usines et d'un tas de maisons biscornues avec des jardins ou des courettes.

     Évidemment le quartier ne se ressemble plus, les terrains vagues ont cédé la place à des immeubles d'habitation, les usines et les petites maisons ont pour la plupart disparu. On pourrait se croire dans n'importe quelle périphérie de grande ville.

   J'ai arpenté la cour du vieil immeuble où nous habitions. C'était un jour de vacances scolaires et il faisait très beau.  J'ai été surpris qu'aucun enfant ne joue dans la cour  absolument déserte. Peut-être restent-ils cachés chez eux à l'abri d'hypothétiques dangers ou encore hypnotisés par les nombreux écrans qu'on trouve dans les maisons d'aujourd'hui ?

   Il y a une cinquantaine d'années, à part l'écran de la télévision à une chaîne qu'on n'allumait  souvent que le soir, et même dans certaines familles il n'y en avait pas encore, nous passions notre temps à jouer « dehors » aux beaux jours. Nous étions nombreux, c'était le baby-boom et nous avons grandi comme ça, en bande gamins.

 Je ne saurais dire si c'est un bien ou un mal, les habitudes de vie évoluent bien sûr, mais une cour d'immeuble de cette taille sans bruit de ballon ou cris d'enfants qui jouent, j'ai trouvé cela d'une terrible tristesse.

    J'aurais dû m'en douter quand même : un jour un élève, petit guitariste de huit ans, m'a dit qu'il adorait jouer au foot, quand je lui ai demandé s'il jouait dans un club il m'a regardé comme si je parlais chinois.

 - Où joues-tu? ai-je insisté. 

 – Sur ma console, a-t-il répondu.

   Comme je déambulais le long des garages (où nous aimions jouer au foot justement) un type à son balcon m'a jeté un regard suspicieux et inquiet, il a même appelé sa femme en renfort pour me montrer du doigt.

  Je suis retourné vers ma voiture et je suis parti pour sans doute ne jamais revenir dans cet immeuble sans enfants qui jouent dehors, mais avec des parents abrutis de propagande télévisée qui zyeutent l'ennemi derrière leurs fenêtres. Un peu comme partout d'ailleurs.

 

 

 

 

Le platane

   Par la fenêtre je regardais le grand platane secoué par le vent de l'orage. On aurait dit qu'il bataillait pour arracher ses racines et s'extirper de cette place de village  où il est tenu prisonnier. Hélas, il n'agitait que des feuilles et ses rameaux les plus souples, ses grosses branches et son tronc lui-même ne bougeaient pas d'un pouce. J'ai pensé alors à mézigue qui me suis agité si souvent en vain pour essayer de fuir vers je ne sais où. Comme le platane je n'agitais que mes pauvres pensées, semblables à des feuilles, fragiles et périssables. Il aurait fallu au moins une tempête ou un formidable coup de foudre salutaire pour m'arracher de mes racines.  Mais j'ai toujours eu peur de l'orage.

 

 

 

 

Les vieux hommes et les jeunes femmes  

    Les vieux hommes sont souvent attirés par les jeunes femmes, c'est connu. J'aime bien, au hasard d'une rue, voir un homme de mon âge accorder un regard furtif et discret à une jolie femme qui passe, puis continuer son chemin, comme si rien n'était, emportant avec lui cette belle vision à contempler encore quelques pas en solitaire.   

   Je  comprends cette attirance et la difficulté à lui résister à mesure que la mort se rapproche. Un auteur japonais, Yasunari Kawabata, a écrit un beau livre sur le sujet, Les Belles Endormies.  Je me souviens aussi du célèbre film de John Huston, Asphalt jungle (en français Quand la ville dort),  dans une scène duquel on voit un vieux gangster, recherché par la police, se laisser prendre simplement parce qu'il tarde à s'enfuir, hypnotisé par une jeune fille qui danse devant un juke-box.   

  Lorsque j'étais jeune encore, dans la salle d'un cabaret parisien  j'ai vu un vieil humoriste, célèbre en son temps mais déjà un peu oublié, assister au spectacle en compagnie d'une jeune femme, draguée je ne sais où. Elle ne disait rien, elle était impassible.

   Dès que la lumière s'éteignait dans la salle à chaque nouveau numéro, le vieil homme plongeait littéralement dans les seins de la jeune personne. Ce plongeon m'effrayait et me fascinait à la fois, par sa brutalité et sa vulgarité. Il ne « surgissait » de cette poitrine que pour applaudir frénétiquement à la fin de chaque numéro. Puis il s'y replongeait goulument.

    J'ai appris sa mort quelques jours plus tard et j'ai compris qu'il cherchait peut-être désespérément dans le décolleté de cette jeune femme silencieuse les dernières gouttes de l'existence, à l'endroit même où elle avait commencé.

 

 

 

 

Lyon, la triplette fantastique

    D'abord il y  a Monsieur le Maire,  vague socialiste ombrageux, autocrate à la dérive qui ne supporte plus aucune opposition,  qui se serait bien vu candidat à la présidence de la République et qui trépigne pour un poste de ministre, même tout petit. Ensuite il y a son ami Monseigneur Barbarin, sa mitre, sa crosse, ses œuvres, dont l'ambition avouée est d'évangéliser les Chinois (une paille!)  et ensuite dans la foulée, si possible, devenir Pape. Enfin, il y  a son autre ami, le Président Aulas, qui rêve de gagner la Coupe aux grandes oreilles pour l'exposer dans les vitrines de son grand stade tout neuf qui ne coûtera rien aux contribuables, sauf le tramway ou la ligne de métro, les bretelles d'autoroute, et j'en passe, pour y accéder (une autre paille donc) !

 Ministre, Pape, Champion d'Europe, c'est un peu tout pareil ces choses, des ambitions personnelles  essentielles à la bonne marche de l'humanité.  De quoi se plaint-on, les gones ?  Ça doit en faire des jalousies autre part, c'est pas tout le monde qui a une triplette pareille dans sa ville ! Mais comme disait la mère Cottivet « tout le monde peut pas être de Lyon! ». 

 

 

 

 

Les arts moyens 

Depuis l'apparition des ordinateurs domestiques et du traitement de texte, les vocations littéraires se multiplient. Rien que dans mon entourage familial et amical le nombre de parutions me semble assez important (4 ou 5 livres en deux ans!). Comme le phénomène ne doit pas se limiter à mon simple entourage, je me dis que le nombre de livres publiés à compte d'auteur ou édités par de toutes petites maisons d'édition doit être considérable. La plupart sont des livres de souvenirs, des témoignages, des autobiographies. Peut-être que les historiens du futur y trouveront de quoi se faire une idée assez nette de ce que fut la classe moyenne de notre époque ?

 L'apparition des appareils photo bon marché avait donné naissance à la pratique de la photo d'amateur, ce que Bourdieu avait appelé un « art moyen ». La généralisation de l'utilisation du traitement de texte n'est-elle pas en train de faire naître un autre « art moyen », la littérature d'amateur ? 

 

 

 
 
 
Voyons les choses du bon côté !
 
 
   Depuis l'industrialisation croissante des cultures populaires, à partir des années soixante, en particulier du cinéma et de la chanson, tout un pan de la production chanson a disparu des ondes, comme ont disparu pas mal de petits lieux de spectacles, associatifs ou autres. De même les petites salles de cinéma de quartier ont fermé les unes après les autres face à l'envahissement des multiplexes et les cinématographies les plus exigeantes, voire dérangeantes, ou simplement étrangères, disparaissent lentement des circuits de distribution.
   Devant cette absence de débouchés dans un système commercial verrouillé et imperméable à la diversité des modes d'expression, on pourrait craindre évidemment la disparition pure et simple de toute une production de chansons ou de films qui échappent aux critères commerciaux de l'industrie artistique.
    Cependant l'évolution des techniques fait que dans le même temps, il devient facile pour tout un  chacun d'enregistrer, s'il en  a l'envie, des chansons sur du matériel de qualité, à la maison ou en studio, de faire graver des cd pour une somme très abordable et/ou ensuite de faire connaître son travail sur Internet.  Depuis peu on tourne même des films, longs métrages, avec un appareil photo Canon (Canon EOS 5D Mark II). Par  exemple le film de Valérie Donzelli, La guerre est déclarée,  a été tourné comme ça.
  Le paradoxe est que jamais l'industrie de la culture et du divertissement n'a été aussi puissante, écrasant tout sur son passage, mais que dans le même temps jamais les moyens techniques pour s'exprimer n'ont été aussi abordables, maniables et légers ! Ce qui peut permettre l'éclosion de bien des œuvres nouvelles et bien des talents, que l'industrie ignore mais qui pourront trouver leur voie et leur premier public à travers les réseaux sociaux et autres circuits Internet. Ce qui laisse quand même pas mal d'espoir quant à l'avenir de la création dans la culture dite populaire, chanson, musique et cinéma.

 

 

 

 

La situation est grave

   Hier soir nous nous sommes trouvés deux « vieux », ma pomme, soixante ans, et l'autre soixante-dix et des poussières, a constater avec effarement que le monde était cette fois dans un état résolument proche de la catastrophe.

   Comment ne pas imaginer dix millions de chômeurs bientôt (les nombres il a l'habitude, il était démographe) et le pire, disait-il, c'est qu'on ne va pas manifester parce qu'on ne sait même plus trop contre quoi précisément il faut manifester ! Du coup la société se fragmente en communautés où chacun cherche une identité illusoire ou simplement à se mettre à l'abri.

     Il a bien raison et je partage son triste point de vue. Cependant comme de jeunes élèves musiciens approchaient nous avons d'un commun accord mis fin à notre discussion, pour ne pas les désespérer, comme on préserve les enfants des mauvaises nouvelles. C'est là que j'ai compris que la situation était vraiment grave.

 

 

 

Une lettre de Honfleur
 
 Le ciel à l'air vieux ce soir, un peu las. Les nuages sont disposés sans goût ni grâce sur les toits. Dans la rue pavée  les maisons anciennes sont soigneusement rangées, la perspective de guingois est d'époque. Le grand Claude Monet lui-même, parait-il, est venu peindre ici des effets d'ombre et de lumière. Seul un panneau d'interdiction de stationner aux couleurs criardes gâche le motif, posé là en plein milieu du décor.  Combien de temps faudra-t-il pour qu'il devienne si ancien lui-même qu'il éveille de vagues  nostalgies et ne soit plus considéré comme déplacé dans le tableau? 
 
   Hier, dans une petite station du bord de mer qui ressemblait à un paysage de carte postale, j'ai vu un panneau de signalisation en ciment, comme ils étaient encore à l'époque de mon enfance. Il m'a paru si vieux, lui aussi, qu'il s'intégrait bien au paysage de ma nostalgie, il avait cessé d'être trop moderne et fini de choquer en somme, il  était bon pour le motif !
 
 Le musicien Erik Satie, natif du coin, a fini de choquer lui aussi, on peut même entendre parfois  sa musique (enfin une gymnopédie, toujours la même) au hasard d'un parking, d'un supermarché ou encore dans un spot publicitaire. Pourtant il s'est employé avec bien de l'énergie à la provocation! Des coups de  revolver et des bruits de machine à écrire dans la partition de son ballet (Parade), il n'y allait pas avec le dos de la cuiller... il a fini bien solitaire. J'ai lu une Histoire de la musique où on disait de lui «Satie, ce raté ». Il est vrai que l'auteur de cette histoire est le sinistre Lucien Rebatet, les connaisseurs apprécieront. 
 
  Je me demande d'ailleurs ce qui peut bien choquer encore aujourd'hui, ou qui peut prétendre être vraiment provocateur? Tout est récupéré si vite par la machine médiatique à merveilles ...A part mettre en cause la machine elle-même, tout est ingérable, acceptable. Peut-être même qu'aujourd'hui, dans le domaine artistique, ce qui ne cherche pas ostensiblement à choquer, à « épater le bourgeois » comme on disait,  finit par être du coup involontairement choquant, comme est choquant un gros mot dans une conversation de qualité entre gens bien.  Drôle de retour des choses.
 
   J'ai contemplé tout l'après-midi des peintures d'Eugène Boudin au musée de Honfleur, un peintre de la fin du 19ème siècle, laborieux et modeste, discret. Il y avait aussi une exposition de peintures de tempêtes et naufrages, œuvres émouvantes d'artistes oubliés,    inconnus aujourd'hui, scrupuleux artisans.
   En rentrant à la maison j'ai regardé des variétés à la télévision... Un genre de naufrage moderne aussi. Un peu comme le panneau d'interdiction de stationner, ça m'a gâché l'ambiance, l'atmosphère. J'étais en pleine fin du 19ème avec de vrais artistes, des marins courageux qui trépassent, des femmes qui prient sur le rivage, des ciels tourmentés à souhait et voilà que les années deux mille me sautent à la gueule avec son clinquant et ses paillettes! Je me suis dit qu'il allait en falloir du temps  pour que tout ça s'intègre au motif ou disparaisse tout à fait, comme la plupart des choses, y compris le panneau d'interdiction de stationner, et nous-mêmes.
 En attendant j'ai fermé la télévision et regardé par la fenêtre. Le ciel avait l'air vieux et fatigué, mais demain il serait tout neuf et moi aussi.  

 

 

 

 

A quoi servent les riches? 

 Ma radio est décidément en pleine forme cet été.  Après qu'un philosophe a l'autre jour aimablement répondu à la question de savoir si la vie vaut d'être vécue, d'autres finauds penseurs posent aujourd'hui cette question brûlante : à quoi servent les riches ?

  Des riches je n'en ai pas connu beaucoup, il faut bien le dire ou alors seulement des presque riches, mais j'avoue que je ne m'étais jamais posé la question  de savoir s'ils servaient à quelque chose.

   Donc j'étais un peu surpris par cette question et j'écoutais la suite de l'émission en buvant mon café (tout en me doutant bien quand même qu'il y avait peu de chance pour que les invités arrivent à la conclusion que les riches ne servent à rien !).

   Ça a débuté assez fort puisqu'il s'agissait d'abord de savoir où étaient les riches et même qui ils étaient ! Certains prétendaient que les riches fuient le beau pays de France pour cause d'impôts trop lourds, d'autres avançaient des chiffres qui prouvent le contraire, un autre a fait une distinction nette entre le riche qui doit sa richesse à son talent et le riche qui la doit à ses rentes, bref, il y a riches et riches, d'ailleurs y-a-t-il un véritable groupe social dit « les riches » ? non disaient les uns, un peu oui disaient les autres, bref cela semblait tout de même un tantinet compliqué de savoir qui étaient vraiment les riches et donc de savoir à quoi ils servaient.

     Une fois de plus j'ai déploré que l'on ne m'ait pas invité à participer à ce débat, sinon j'aurais pu mettre mon grain de sel et dire que les riches servent surtout à fabriquer des pauvres. Et qu'il ne serait venu à l'idée de personne de poser la question inverse: à quoi servent les pauvres? Cela tout le monde le sait bien... surtout les riches.

 

 

 

 
La vie vaut-elle d'être vécue ?
 
    Le philosophe parisien est à la mode en ce moment, il s'exprime beaucoup dans les médias. J'en ai entendu un l'autre jour à la radio, il venait vendre son dernier opus dont le sujet est de savoir si la vie vaut d'être vécue!
  Il était prié de nous expliquer en quelques minutes ( à nous autres ploucs divers qui écoutons la radio au petit déjeuner) si oui ou non la vie vaut d'être vécue.
   C'est vrai que nous avons bien besoin des philosophes pour répondre à toutes ces questions que nous ne nous posons pas et qui ne nous effleurent même pas l'esprit occupés que nous sommes à nos basses besognes quotidiennes et autres urgences matérielles.
  Le philosophe patenté, qui a sans doute pignon sur rue dans un chouette quartier de Paris, s'est livré, pour justifier la question, à une description sans fard du monde d'aujourd'hui : ses injustices, son absence de repères traditionnels, le bon qui devient le mauvais, etc..., bref une vison peu charitable du monde contemporain (et de ses dirigeants) où il est effectivement légitime de se demander si la vie vaut la peine. J'étais bien entendu d'accord avec son constat où se mêlaient les turpitudes financières  des spéculateurs et autres malversations de dirigeants cyniques bling-bling, les atteintes à l'environnement et j'en passe.
   J'étais cependant inquiet, et même anxieux, dans l'attente de son verdict de philosophe. Finalement, comme les minutes étaient comptées, il a lâché rapidement le morceau:  oui, la vie vaut toujours la peine, même aux heures les plus grises, il suffit de pas grand-chose pour que tout bascule du bon côté. Ouf !
     Je me demande bien  ce qui se serait passé s'il avait dit en conclusion  que la vie ne vaut pas la peine d'être vécue ? Les auditeurs seraient-ils tous partis d'un même pas se suicider, et le philosophe itou, en direct ? Nous l'avons échappé belle !
   Moi, si on m'avait demandé mon avis j'aurais bien dit  que ce qui m'étonne quand même le plus c'est de vivre dans un monde où l'on invite un philosophe à la radio pour nous dire si la vie vaut ou non la peine d'être vécue. La question me semble relever de l'intimité de chacun, mais bon, je ne suis pas philosophe. J'aurais bien dit aussi  que la vie de ce riche philosophe patenté, passée à se poser des questions luxueuses, vaut certainement la peine d'être vécue, mais que d'autres vies peut-être un peu moins et  même pas tant que ça, que finalement  le problème est peut-être que nous vivons dans un monde où, au regard de la société, toutes les vies ne se valent pas... et du coup ne valent pas toutes pareillement la peine d'être vécues ?
    Mais on ne m'a pas demandé mon avis et d'ailleurs, je n'ai pas de livre à vendre.
 

 

 

 

 

Le patrimoine
 
[...] l’argent, par ces temps spéculatifs et peu redistributeurs, est un objet volontiers perçu comme sale, et ceux qui y aspirent sans légitimité patrimoniale comme des salauds.  (Pierre Marcelle, Libération 07/06)
 
     Ça me plait bien cette idée de légitimité patrimoniale. C'est vrai que question patrimoine nous  manquons cruellement de légitimité, du moins la plupart d'entre nous.
      Ça me rappelle un jour lointain, sur une plage bretonne à l'heure du bain, dans une eau très froide pour la saison. J'avançais lentement dans les vagues, sur la pointe des pieds et les bras en l'air, claquant plus ou moins des dents. J'avais de l'eau jusqu'en haut des cuisses et ma progression n'était pas celle d'un téméraire ! A côté j'ai entendu soudain un type, dans la même position que moi et qui hésitait aussi à avancer davantage. C'est à ce moment qu'il m'a dit, en connaisseur, que « le plus difficile est d'entrer le patrimoine! »
 
     A ceux qui ne comprendraient pas, disons qu'il s'agit là d'une image, comme les pauvres savent en inventer, qui évoque, en un raccourci fulgurant, leur appareil reproducteur et leur condition sociale .
  Je ne crois pas d'ailleurs qu'un grand bourgeois, légitime au plan patrimonial, aurait usé de la même expression, cependant la question ne se pose pas vraiment, le grand bourgeois préfère naturellement les mers du Sud, nettement plus chaudes.
 

 

 

 

 

Parler anglais
 
   Ma radio de service public francophone se met parfois à parler anglais sans croire utile de me donner simultanément la traduction de ce que j'entends ! Il est fréquent aujourd'hui d'y entendre des interviews  ou extraits de films pendant 20 à 30 secondes (ce qui est très long pour qui ne comprend pas l'anglais)  sans que la traduction simultanée soit donnée.
 
 Je me demande bien qui décide de faire des choses pareilles et surtout je me demande dans quel but ? Suis-je supposé comprendre l'anglais ? Désire-t-on éveiller en moi la honte d'être une quiche qui ne sait pas l'anglais et, du coup,  le désir de l'apprendre ? Ou alors souhaite-t-on  me l'enseigner par lente perfusion, sans effort, comme me fut enseignée (en partie) ma langue maternelle ?
 
    Notons que le phénomène ne se passe qu'avec l'anglais, tout ce qui est en italien ou en espagnol (langues voisines pourtant bien plus pratiquées en France, sans parler de l'arabe...) fait l'objet d'une traduction immédiate (qui couvre la voix originale, laissée en arrière-plan sonore).
  
   Je me dis aussi à quoi bon m'inquiéter pour ça ?  Patience, nous finirons bien tous par parler anglais un jour ! Avec l'aide de notre télé, notre radio et d'internet, ça finira bien par rentrer ! Nous cesserons de parler cette langue de ringard, le français. Et je comprendrai ma  radio, même quand elle causera en anglais.
 
    Bien sûr nous parlerons assez mal et nous serons moins performants qu'en français dont nous maîtrisons les nuances, mais qu'importe. D'ailleurs la nuance aura-t-elle encore une place ? Elle sera sans doute réservée aux seuls poètes et prosateurs compliqués,  peu vendeurs, dont le « marché » n' a pas grand-chose à faire.
 
   La grande masse des gens que nous sommes ne s'exprimera plus que dans une langue rudimentaire au vocabulaire  restreint, sans arrière-plan culturel. Il sera comme ça encore bien plus facile de nous rouler dans la farine.
 
    Il est vrai aussi que nous sommes des victimes consentantes et bien des Français sont assez fiers d'exhiber leur anglais d'aéroport dès que l'occasion se présente,  ils ont l'impression d'être un peu  polyglottes !  (Impression vite démentie s'ils s'avisent de vouloir suivre une chaîne d'infos en anglais, par exemple, mais ne chipotons pas...)  
 
  En promenade dans une rue parisienne, un couple, visiblement américain, m'aborda un jour  pour me demander un renseignement. Ils s'adressèrent à moi directement en anglais, sans prendre la peine, ne serait-ce que par politesse, de me demander si je parlais l'anglais. J'ai donc répondu en français que je ne parlais pas anglais. Et toc ! Une jeune femme s'est alors précipitée vers nous pour leur donner fièrement le renseignement en anglais, (comme un chien savant fier de faire son numéro devant son maître ou un premier de la classe fier de bien répondre à son professeur), puis elle s'en est allée en me jetant au passage un regard au mieux compatissant, au pire méprisant, comme on regarde un pauvre plouc qui ne parle même pas l'anglais ! Sa journée en fut sans doute illuminée! La mienne en fut assombrie.
 

 

 

 

Star !

 
«Ils voulaient faire croire aux gens que Natalie était une sorte de génie très doué pour la danse et qui a travaillé très dur pour devenir une véritable ballerine. Tout ça pour l'Oscar. C'est dégradant pour la profession, pas seulement pour moi. Je fais ça depuis vingt-deux ans... Peut-on devenir une pianiste de concert après un travail d'un an et demi, même si on est une star de cinéma?»  « Du point de vue d'un danseur professionnel, elle ne ressemble pas du tout à une danseuse de ballet, elle ne peut même pas danser avec des pointes. Elle ne peut pas non plus bouger son corps, elle est très raide. »
    Ça, c'est la plainte d'une véritable danseuse de ballet, doublure de Natalie Portman (qui a obtenu  l'Oscar pour son rôle de danseuse classique dans le film Black Swann).
 
   C'est bien vrai, quand on est une star de cinéma, on peut devenir n'importe qui, ou quoi, après un an de travail (ou parfois même beaucoup moins) :  pianiste de concert, boxeur, cavalier émérite, pilote de course, chirurgien et j'en passe,.. c'est ça le génie des stars, d'ailleurs s'ils n'étaient pas des génies ils ne seraient pas stars ! Être jaloux ne sert à rien, et dénoncer les impostures non plus.
    Nous allons au cinéma pour croire à ce que nous voyons et nous y croyons les yeux fermés ! C'est d'ailleurs sans doute de cette manière que nous regardons les films.
 
    Ah les pauvres doublures, danseurs, acrobates, pilotes, corps  sculpturaux, beaux seins et belles fesses ! Ils restent dans l'ombre pendant que des pantins à jolie  frimousse ou belle gueule, se pavanent devant les projecteurs  et pleurent papa, maman, mon producteur, derrière leur pupitre de récompensés ! Sans un mot pour les doublures qui se tapent le sale boulot, c'est vache.
    
  Ces doublures sont payées pour leur travail, me direz-vous... C'est exact, mais enfin ils ont bien le droit d'avoir des états d'âme de temps en temps et même d'en avoir marre  ! Comme les « nègres » en ont peut-être marre parfois de voir de faux écrivains venir faire les marioles devant les caméras et récolter prix, lauriers et autres récompenses imméritées.
 
    Si nous vivions dans un « monde normal », comme aime à dire un de mes copains, l'illusion concoctée par les fabricants de films ne dépasserait pas la durée de la projection. Nous aurions plaisir (entre autres) à apprécier (ou non) la qualité du jeu des comédiens et non plus gober les supposées performances extraordinaires de génies qui deviennent danseur de ballet après un an de travail. Mais c'est vrai que dans ce monde normal, qui n'existe jamais, les rayons livres des supermarchés seraient réservés aux écrivains et on entendrait des chansons moins idiotes à la radio, par exemple. Et tant d'autres choses encore...
     
   C'est con, nous ne vivons pas dans ce monde normal.

 

 

 

 

Arrogance de la jeunesse

 
   L'arrogance de ma jeunesse m'a permis de m'approprier des choses qui en principe appartenaient aux autres, et pour la possession desquelles je n'avais aucune légitimité. L'arrogance était une manière de passer outre la timidité de ceux de ma classe sociale, qui se manifeste dès qu'il s'agit d'accéder à ce qui, en principe, est toujours réservé à d'autres, notamment dans le domaine de la culture.
 Seuls les témoins de ma vie familiale de cette époque sont en mesure de vraiment comprendre ce que je dis là. La plupart des « artistes » que je fréquente aujourd'hui sont issus de la petite ou moyenne bourgeoisie, et ils me considèrent grosso modo comme un des leurs. À leurs propres yeux, le fait de ne pas être issu de la grande bourgeoisie suffit à nous classer tous ensemble dans la même catégorie: les milieux modestes. Cependant en ce domaine les gradations possibles sont nombreuses et essentielles, et ils sont loin d'imaginer les conditions d'existence d'une famille de prolétaires dans les années cinquante. Si on s'aventure à leur la décrire, ils ont tôt fait de dire qu'eux-mêmes n'en étaient « quand même pas là! ». Eh bien nous, nous en étions là, sans accès familial à une quelconque culture, que celle des ouvriers, mais nous avons été emportés à notre insu, et même celui de nos parents,  par la grande vague d'éducation de l'après-guerre. L'ascenseur social était en marche.
   Mais à l'heure où les petits bourgeois (mes futurs collègues) apprenaient le piano, le violon, le violoncelle, voire éventuellement la guitare, nous n'apprenions rien du tout, à part le programme scolaire. La musique ne faisait pas partie de la famille, quant à la poésie elle n'existait même pas ou sous forme de « la récitation » à l'école. La culture nous est  arrivée ensuite, à l'adolescence, de l'extérieur et dans  un grand désordre. Nous avons donc mordu dedans comme des naïfs. Sans l'arrogance, nous nous serions vite cassé les dents, puis racrapotés dans notre coquille et la timidité première de notre condition.
  Nous avons appris petit à petit, et mal, ce que d'autres avaient déjà appris depuis longtemps, de façon ordonnée.  Cependant le goût très profond que nous avions pour ces choses de l'art, nous servait de légitimité, même si nous n'y connaissions rien ou presque. Nous pressentions bien que ce goût était bien plus fort que chez pas mal de ceux qui avaient eu légitimement accès à la culture et n'y accordaient pas plus d'importance que ça. C'est là l'origine de notre arrogance, et même de la violence, qui nous a permis d'avancer.
   Nous avons donc manqué d'humilité à certains moments, c'était inévitable et nous avons été parfois jugés négativement, mais c'était sans doute le prix à payer pour faire notre place, parmi ceux issus de familles « normales », prétendument modestes, mais qui « n'en étaient quand même pas là »!
 
 
 

 

Prolo

 
   Enfant, je vivais parmi les prolétaires. Des ouvriers d'usine pour la plupart ou des petits employés et  des femmes au foyer, comme étaient mes parents.  Au fil des années, emporté par la mobilité sociale de l'époque, j'ai glissé insensiblement hors de ce milieu, pour entrer dans celui des petits et des moyens bourgeois, mais sans y entrer vraiment ou, en tous cas, sans jamais m'y sentir bien. Aujourd'hui j'ai l'impression de n'appartenir à aucun milieu bien défini.
 
  Les prolétaires ont disparu et la classe ouvrière avec, du moins dans le vocabulaire et les délires de la pensée néo-libérale. On les appelle maintenant la classe moyenne (ses couches inférieures), celle qui sert de matelas protecteur entre les très riches et les très pauvres, c'est-à-dire les populations d'origine étrangère, ghettoïsées dans les « quartiers ».
    Pourtant ils sont toujours là, ces prolos (notamment en tant que réserve de voix de droite ou extrême droite en période électorale) et je les reconnais tout de suite quand je les rencontre,  dans les hasards de la vie familiale ou bien ailleurs. Nous n'avons aujourd'hui plus grand-chose à nous dire et je ne me sens pas très bien parmi eux, ils m'attristent souvent ou même ne navrent, ils me déçoivent.
 
   Il y a quelques années j'ai eu envie de jouer au foot et je me suis inscrit dans un club. Le foot est un sport de prolos et j'adorais y jouer dans mon enfance, au club du quartier. Bien des années plus tard donc, j'avais environ trente-cinq ans, je me suis  intégré apparemment sans  problème dans une équipe de vétérans. Cependant, je l'ai appris par la suite, ma présence  a beaucoup intrigué mes partenaires qui pensaient que j'étais un « fils de famille » venu s'encanailler au football!
   Comme mon vieux père, ouvrier à la retraite, aimait bien venir nous voir jouer le samedi, ils ont bien dû finir par conclure que je n'étais pas le « fils de famille » qu'ils croyaient. Du coup, ils n'ont jamais compris ce que je pouvais bien être.
   Cet épisode banal et sans grande importance m'a quand même permis de mesurer à quel point j'avais quitté mon milieu d'origine, progressivement peut-être, mais  sans possibilité de retour, même avec la meilleure volonté du monde. Ils ne me reconnaissaient plus comme l'un des leurs. Il m'est arrivé de penser que nous ne parlions plus la même langue, ou du moins ne donnions pas le même sens aux mots. Nous n'avions plus de connivence.
    
   Nous sommes un certain nombre de la génération des années cinquante à avoir profité de la mobilité sociale possible en cette période d'après-guerre et à nous retrouver dans  cet « entre deux milieux ».  Je me sens personnellement mal à l'aise chez les prolos et mal à l'aise chez les moyens bourgeois que je fréquente aujourd'hui par la force des choses. Leur ignorance, et parfois leur arrogance, m'agacent, comme leur facilité à croire qu'ils doivent leur situation à des qualités personnelles alors qu'ils la doivent au simple privilège d'être nés du bon côté du manche, ou du moins dans de bien meilleures conditions sociales que les petits prolos dans mon genre.  L'ordre des choses leur plait et leur semblera toujours finalement assez juste. Par coquetterie, ou pour apaiser leur conscience morale, ils conservent une certaine sympathie pour la « gauche », à la condition qu'elle soit modérée et ne remette pas en cause leurs petits privilèges et ceux de leur famille.
 
      Je m'accommode assez bien de cet agacement qu'ils provoquent chez moi et de ma « solitude sociale », sans doute parce que j'y croise des « camarades » venus d'ailleurs et en rupture de milieu aussi. Nous nous entendons généralement assez bien et passons pas mal de temps à refaire le monde qui, en ce qui nous concerne,  ne nous plait pas vraiment tel qu'il est.  La « gauche » non plus d'ailleurs.
 
 
 

 

 

 

« Quel âge avait Rimbaud? » (Coluche, dans une parodie de jeu télévisé)

 

     ...ça y est Rimbaud est vieux. Il aura mis le temps, mais ça y est il est vieux. On le voit sur une photo en Arabie. Deux types ont mis la main sur le cliché. Un spécialiste de Rimbaud  est venu, et après des extrapolations, l'étude de l'implantation des cheveux, des lèvres, etc., c'était fait, Rimbaud est devenu vieux, d'un coup. C'est con, lui le poète de l'éternelle jeunesse, à jamais figé en adolescent au regard clair, le voilà qui redevient temporel, comme tout le monde, avec une banale tête d'homme.

   Remarque je m'en doutais un peu. Quand j'étais lycéen et que je m'interrogeais sur le fait qu'Arthur se soit arrêté d'écrire si tôt pour aller faire le zigoto en Arabie, un prof de lettres, poète à ses heures,  m'avait fait cette réponse définitive:  « Je crois qu'il était devenu con ».

     Cette phrase m'avait choqué, mais enfin dans son esprit il voulait peut-être dire simplement « banal »? Con et banal, des fois ça veut dire pareil, non?

   Oui, voilà Rimbaud est vieux, (enfin tout est relatif vu qu'il a maximum 35 balais sur la photo!)

c'est décevant, le mythe est écorné.

  A moins que...à moins que...ça ne soit pas lui? Ben oui, ça ne peut pas être lui, je l'ai vu sur une photo, Rimbaud, il est beaucoup plus jeune que ça, Rimbaud, ah oui, beaucoup plus jeune !

D'ailleurs comme disait Coluche: « Quel âge avait Rimbaud? »!

 

 

 

 

Extérieur, nuit
 
    J’ai l’impression d’avoir vu le temps à l’œuvre, passer et disparaître dans un de ces interstices où il disparaît le plus souvent, comme le sable ou l’eau qui file entre les doigts. C’était pendant un film, Extérieur, nuit de Jacques Bral (1979).
   Le film est situé dans une période peu marquante de l’histoire récente, en France, en 1979, soit onze ans après Mai 1968. Une période qui n’a pas laissé de souvenirs collectifs importants. C’était la fin de la présidence Giscard qui deux plus tard laisserait la place à Mitterrand et à des espoirs populaires très rapidement déçus. Nous avions alors une trentaine d’années.
   C’était une sorte de période neutre entre des événements plus marquants. C’est dans ces périodes sans goût particulier que la plus grosse partie du temps s’engouffre et disparaît. Il disparaît si vite et à notre insu qu’on n’en oublierait même que le monde change en permanence et que, une trentaine d’années plus tard, nous ne vivons déjà plus du tout dans le même monde.
    La société évoquée dans le film est une société sans chômage ou presque, avec des loyers parisiens abordables (!), une société où les gens ne passent pas encore le plus clair de leur temps à regarder des écrans d’ordinateurs ou de téléphones portables, où ils fument sans vergogne comme des pompiers et baisent comme bon leur semble.
   Une société où les états d’âme et les interrogations des protagonistes du film peuvent paraître difficiles à comprendre aujourd’hui, quand l’essentiel des problèmes est souvent de simplement trouver un travail pour au moins survivre, décrocher un CDI, trouver un logement, éviter le sida au hasard des rencontres amoureuses et sortir fumer sur les pas-de-porte des cafés ou restaurants. A ce moment-là, personne n’aurait imaginé que, trente ans plus tard, des gens qui ont un travail salarié seraient obligés de dormir et d’habiter dans leur voiture par exemple, que le communautarisme et ses violences gagneraient chaque jour du terrain, que les abords des gares des grandes villes seraient jonchés de SDF… Il y a aujourd’hui beaucoup de gens qui n’ont même plus d états d’âme, ils ne se demandent même plus que faire de leur existence et ne s’interrogent pas sur leur avenir : ils n’en ont plus.
  Plus le film avançait et plus j’essayais de trouver dans ce que je voyais sur l’écran des signes annonciateurs de la société dans laquelle nous vivons aujourd’hui. Peut-être y en avait-il, en tout cas je ne les ai pas vus et je me demande à quel moment quelque chose a vraiment changé ?  Sans doute était-ce hors champ.
    A la sortie de la séance je me suis dit que j’avais dû changer, moi aussi, tout autant que la société dans laquelle je vis. Sans m’en apercevoir. Moi aussi, j’ai dû disparaître plusieurs fois dans les interstices de périodes peu mémorables.
   Nous savons bien que le monde change autour de nous, nous avons en revanche plus de mal à admettre que nous changeons aussi. Nous sommes suffisamment narcissiques pour imaginer nos personnalités un peu comme « intemporelles », comme si nous étions des observateurs situés en dehors du contexte social.
    Pourtant nous changeons sans arrêt, le plus souvent à notre insu, façonnés par ce qui nous entoure et que nous façonnons en retour.

 

 

 

Le talent et la morale  
 
C’est vache, mais le talent est injustement réparti parmi nous. Cela fait partie des injustices qu’il faut bien accepter puisqu’elles sont naturelles, du moins se plait-on à le croire. Il faut bien avouer qu’on rencontre quand même plus de gens de grand talent issus des couches supérieures de la société que chez les prolos ou les immigrés. Pour la bonne raison que les premiers ont le loisir de développer leur talent pendant que les autres sont occupés à assurer leur survie et que de toute façon ils n’imaginent même pas pouvoir être talentueux et avoir une vocation quelconque. La nature n’a pas grand-chose à voir là-dedans.
    Mais si le talent est socialement mal réparti, ça n’est au fond pas un vrai problème, puisque l’injustice et la mauvaise répartition des richesses, matérielles ou culturelles en général, la société s’en accommode très bien, elles sont dans sa nature même.
 
    En revanche, cette répartition inéquitable du talent pose parfois un problème sur le plan de la morale. A savoir, des sales types, peu défendables au plan humain peuvent avoir un talent fou, voire du génie, et d’autres parfaitement intègres, bien sous tous rapports, n’en n’avoir que très peu ou même pas du tout.
   Les exemples sont nombreux, et l’un des plus frappants, en France, on le trouve dans le domaine de la littérature avec le cas de deux écrivains, Louis-Ferdinand Céline et Roger Vailland.
    Céline, « collabo » et auteur de pamphlets antisémites indéfendalbes, laisse à la littérature française, et même mondiale, quelques romans extraordinaires (Voyage au bout de la nuit, Mort à crédit) qui en font un des plus grands écrivains du vingtième siècle. Roger Vailland, résistant, homme de gauche, (parti le révolver à la main pour flinguer Céline à son domicile, mais il s’était déjà carapaté !) ne peut qu’attirer la sympathie ou même l’admiration, par son sens de la révolte et de la justice. Cependant, cet homme juste ne laisse derrière lui que quelques romans aujourd’hui pratiquement oubliés (La Loi, Beau Masque entre autres), très modeste contribution à la littérature de gauche française d’une époque, mais sans commune mesure l’apport génial de Céline, un salopard, doublé d’un arriviste « raté », infréquentable à bien des points de vue, mais écrivain de génie, qui bouleverse, encore aujourd’hui, la littérature. On peut trouver ça dégueulasse, mais c’est comme ça. Le talent et la morale sont des choses différentes. Les bonnes intentions, le sens de la justice sociale et les valeurs humanistes, ne font pas forcément de grandes œuvres.
Pour ça il faut du talent, et le talent tombe où il veut, comme la foudre, au hasard.

 

 

 

  Conversations

    Je suis arrivé à un âge où l’essentiel des conversations auxquelles je participe se déroule entre amis de la même génération. Or, il faut bien l’avouer, nos conversations se résument le plus souvent à une énumération de tout ce qui « s’en va », disparition du cinéma, de l’orthographe, des disques, des livres etc. Bref, je crois que nous sommes devenus vieux.

    Ce que nous aimions et qui constituait nos centres d’intérêt, notre identité de « consommateur » culturel, est en train de s’en aller, comme nous-mêmes.

  Ce qui me frappe dans ces conversations est que nous parlons de ces disparitions comme si rien ne devait remplacer ce qui disparaît, comme si après nous et nos goûts culturels il n’y ne devait plus rien apparaître de valable, au moins jusqu’à une hypothétique renaissance fantasmée des choses telles que nous les avons connues, seule concession optimiste que nous faisons à l’avenir.

    De même que nous disparaissons et que la vie continue quand même, une forme d’expression peut très bien disparaître, elle sera remplacée par autre chose, le besoin d’expression restera et peu importe quelle forme il prendra. Il y a d’ailleurs déjà autour de nous sans doute les prémices ou les embryons de ces expressions de demain, mais nous ne savons pas les voir, nous sommes trop tournés vers le passé et constitués par lui, nous ne voyons que ce qui est en train de disparaître et constitue pour nous une perte irremplaçable.

     Pourtant nos héritiers inventeront et s’intéresseront à des nouvelles formes d’expressions, inconnues de nous. Peut-être même s’inquiéteront-ils à leur tour de leur disparition quand ils deviendront vieux ?

     En matière de culture chacun dans sa génération a des points de repères indépassables qui l’aident à définir sa personnalité et il lui est très difficile d’imaginer vivre sans eux.

Ça tombe bien puisque nous ne sommes pas éternels non plus.  

 

 

  Une scène dans le métro, à Lyon.

        J’étais assis en face d’une femme entre deux âges, visiblement d’origine sociale modeste comme on dit. J’ai vu d’un coup son regard devenir très mauvais, haineux même, sans savoir vers qui il était dirigé. Puis la petite « rom » est arrivée, 15 ou 16 ans, avec son bébé sur un bras et au bout de l’autre un gobelet cabossé en guise de sébile. La femme : « Ah, dégage de là ! Dégage, je te dis » et, agacée, elle l’écarte du genou, deux ou trois fois. La mendigote s’en va, indifférente.

      J’ai fusillé du regard ma voisine d’en face, j’ai hésité à dire quelque chose et finalement je lui ai dit que même si elle ne voulait rien donner elle n’était pas obligée de dire quelque chose.

Elle n’a pas répondu, elle a regardé ailleurs et nous en sommes restés là.

     Elle avait sans doute trouvé là de quoi se venger de toutes ses propres humiliations, ses difficultés et sa haine.

     Un peu écoeuré j’ai quand même changé de place, comme on le fait quand on est à côté de quelqu’un qui sent mauvais. Mais au fond de moi je me demandais laquelle des deux était finalement la plus à plaindre.

    Les déshérités sont très méchants entre eux et ils se trompent toujours de cible.

 

 

Le peintre Renoir

    Il paraît que le peintre Renoir, malade, à la veille de sa mort a demandé des couleurs et des pinceaux pour peindre un bouquet d’anémones. Il a peint et en reposant son pinceau il a dit « J’y comprends enfin un peu quelque chose… » Puis il est mort dans la nuit !

  Que tous ceux comme moi, qui s’essaient à la chose artistique et se disent que finalement ils n’y comprennent rien, méditent cet exemple, il est encourageant.

 

 

Donner son avis
 
   Je suis pareil à un tas de gens, j’aimerais bien qu’on me demande mon avis. Sur quel sujet, je ne sais pas et je n’ai aucun a priori, mais voilà, j’aimerais bien qu’on demande mon avis.
 
 Sans doute cela tient-il au fait qu’on a l’impression que c’est toujours aux mêmes qu’on demande un avis, sur tout et n’importe quoi. Les radios et les télés ont des carnets d’adresses très sélectifs et pour peu qu’une question se pose (c’est-à-dire soit posée) on invite tel ou tel, réputé compétent, à venir donner « la » réponse. Ce sont toujours les mêmes et ils finissent forcément par dire des bêtises, comme tous ceux qui ont réponse à tout.  
 
   Comme tout le monde je me dis que si on me demandait mon avis j’aurais des réponses à faire, de choses à dire et plutôt deux fois qu’une, ah oui ! Parfois en faisant mes courses je me récite même les phrases que j’aurais dites si on m’avait posé telle ou telle question entendue la veille dans une émission. Parfois j’invente même des questions !
   C’est quelque chose la célébrité imaginaire, ça défoule bien et ça fait passer le temps quand on fait la queue au supermarché par exemple.
 
   Quand j’étais petit je m’imaginais facilement entrer sur le terrain à la suite de la blessure d’un obscur joueur professionnel et marquer des buts fracassants, terrassant le goal adverse sous les hourras de la foule !
    Aujourd’hui, à presque soixante ans, ce genre d’exploit n’est plus possible, alors j’imagine que je suis invité au journal télévisé pour donner un avis définitif sur la bonne marche du monde, ça au moins c’est crédible et ça ne mange pas de pain !
    Oui, je suis pareil à un tas de gens, on ne m’invite jamais à donner mon avis, sauf de temps en temps, lorsqu’il faut faire son devoir électoral. Je glisse alors mon bulletin dans l’urne, c’est déjà ça, mais comme tout le monde j’ai un peu l’impression que ça ne sert à rien et surtout que j’ai beaucoup plus à dire.

 

 

Peintre 

    On me dit souvent que mes chansons tiennent un peu de la peinture, qu’elles sont comme des tableaux, qu’elles donnent quelque chose à voir. J’en suis toujours très flatté.

    Dans ma jeunesse et même mon enfance, j’étais très attiré par la peinture et le dessin mais pour diverses raisons (et surtout celle de mon origine sociale, j’imagine) je n’ai jamais osé franchir le pas.  La virtuosité dans ce domaine me semblait inaccessible et je croyais alors que c’était le seul critère pour avoir le droit de devenir peintre ! Je ne savais même pas que la technique de la peinture et du dessin pouvait s’apprendre dans une école et que l’on peut s’exprimer de façon légitime même si l’on n’est pas un grand virtuose.

   A la place j’ai donc écrit des chansons dont je m’aperçois sur le tard qu’elles ont été une manière de faire de la peinture « malgré tout ».

   L’écriture, avec laquelle on peint ou dépeint les personnages, les paysages, les états d’âme, etc. ne m’a jamais vraiment convenu. Les mots utilisés seuls me paraissent un matériau un peu raide, du moins pas assez souple. La musique apporte le liant qui leur manque et les rend plus fluides, leur donne l’onctuosité et la souplesse nécessaire pour couvrir la toile imaginaire des chansons. C’est une sorte de médium à peindre.

A l’inverse, pour moi la musique seule manque trop de consistance pour que je puisse en faire quelque chose, les mots lui apportent un peu de fermeté. Comme une sorte de pigment, ou de ciment.

  

 

Une autre anecdote

  Je venais de chanter quelques unes de mes chansons dans une manifestation poétique où des gens lisaient des poèmes ou des textes. Une femme vient vers moi et me dit : « Elles sont drôlement bien ces chansons de Georges Brassens, c’est dommage qu’elles ne soient pas connues ! ». Une leçon, on n’est jamais assez modeste !

 

 

Une tranche de vie

Samedi, jour de marché et de mariage aux alentours de la mairie. Une vieille dame au bord du trottoir, son cabas à la main, regarde un cortège qui passe : « Et vas-y que je te klaxonne, et que je te klaxonne…allez, vas-y…et dans six mois ça divorce ! »

Sagesse populaire ?

 

 

Lu dans Libé (Par Olivier Séguret)

   La scène se passe à une table de restaurant; elle nous a été rapportée par un collègue hilare et tout à fait fiable. Charles Aznavour accorde un entretien à une journaliste. Le chanteur-acteur, qui fait la voix du vieux héros Carl dans la version française de Up (Là-haut), est en compagnie de sa fille Cathya, la quarantaine, qui semble avoir l'appétit coupé. En pleine interview, ton sec d’Aznavour : « Écoute Cathya, je ne te le redirai pas trois fois : tu finis ton caviar ! ». C'est vrai quoi, merde.

Par Pierre Delorme

  J’ajouterais que Jacques Brel disait d’Aznavour qu’il était le seul type qu’il connaissait qui pouvait entrer debout dans une Rolls ! Aznavour, qui aurait dit lui-même à Enrico Macias en entrant pour la première fois dans son appartement à Paris « Eh bien mon cochon, ça valait le coup de perdre l’Algérie ! ». En revanche je ne sais pas si Macias apprécie le caviar ? On se renseigne.

 

 

Le talent de la durée

    Un des clichés les plus répandus dans le métier, le showbiz, c’est-à-dire ses maquignons, ses journalistes, ses animateurs  et tout ce qui vivote dans leurs marges, est de prétendre que si une carrière dure depuis longtemps, c’est que l’artiste en question doit bien avoir du talent, forcément. Sans talent on ne dure pas.

   C’est le genre de cliché que l’on convoque dès qu’on parle de Johnny par exemple. Cependant être obligé d’aller chercher la preuve de son talent dans la durée de sa carrière et non pas dans ses œuvres, c’est bien d’une certaine manière admettre que son talent n’est pas vraiment évident et qu’on peut même douter de sa réalité.

   On parle ici de Johnny mais on pourrait aussi bien parler de personnages médiatisés à l’excès depuis des années dont on peut se demander quel est leur talent véritable, des gens comme Birkin par exemple ou encore Régine en son temps, bref autant de petites personnes qui ne laisseront aucune trace une fois disparues mais qui en auront bien profité.

   Et c’est vrai que ces gens qui « durent » ont sans doute un talent, mais sans doute n’est-ce simplement que le talent de durer, précisément ! Des gens comme Joe Dassin ou Claude François avaient ce talent-là aussi, même s’ils n’ont pas eu le loisir de l’exploiter longtemps, ce qui n’est pas forcément dommage, sinon ils seraient encore là, à nous encombrer le paysage audiovisuel comme dit l’autre ! Certains animateurs durent depuis longtemps aussi, les Drucker ou PPDA par exemple, ils ont au moins autant de talent que jadis les Guy Lux, Léon Zitrone ou Jacques Martin, personnages omniprésents de la télévision et des médias, mais qui une fois disparus le sont vraiment et sans laisser aucune trace de leur œuvre, de leur présence. Cependant ils en auront, eux aussi, bien profité.

   Finalement, ça fait une sorte d’équilibre avec tous ceux, qui talent ou pas, ont du mal à durer ou même simplement à commencer d’exister. Ils restent dans l’ombre, mais bien entendu l’omniprésence des uns dans la lumière et leur longévité n’a rien à voir avec l’absence des autres.

   L’année prochaine une chanteuse que je connais fêtera ses « quarante ans d’anonymat », qui dit mieux ? Johnny ? Gainsbourg ou Dutronc par progéniture interposée ?

   A une journaliste qui demandait à Chiara Mastroianni si cela lui posait des problèmes d’être la fille de deux stars (à savoir Deneuve et Mastroianni) elle répondit qu’effectivement cela lui avait causé des problèmes de jalousies dans le métier, ce qui était très injuste selon elle, puisqu’on ne reprochera jamais à quelqu’un d’autre de faire le même métier que ses parents, et par exemple de devenir boulanger ou boucher et reprendre la boulangerie ou la boucherie de ses parents ! Comédien c’est pareil !

   On voit bien là qu’il s’agit donc finalement d’une banale affaire de fonds de commerce et de succession, c’est tout. On se demande bien alors pourquoi tant de jeunes (à la filiation ordinaire) travaillent leur talent dans les conservatoires pour devenir comédiens ? Sans doute pour donner la réplique aux tenanciers des boutiques du showbiz ? Qui à présent « durent » donc de père en fils et de mère en fille. On n’est pas sorti de l’auberge !

 

 

L’adieu à Matthieu Côte
  
 Ils étaient tous debout, les amis de Matthieu, ceux qui étaient sur la scène comme ceux qui étaient dans la salle. Et tous ont applaudi longtemps à la fin du spectacle, pour un genre de cérémonie, un hommage en forme d’adieu, l’adieu à Matthieu Côte.
 
   Ses amis chanteurs et musiciens appartiennent tous à la même génération, ils sont tous autour de la trentaine, à quelques exceptions près. Ils sont d’un peu tous les styles ces amis-là, des extravertis, des buveurs de canons, des plus discrets et plus sobres, certains que le succès a déjà frôlés, d’autres qui le sentent à portée de main, ceux qui l’espèrent encore, d’autres qui savent qu’il ne viendra jamais et s’en foutent. C’est difficile le succès, il est rétif et rien n’est jamais sûr.
 
    Pourtant tous ont du talent et une envie irrésistible de monter sur la scène pour faire leur numéro, se montrer, tous animés par cette sorte d’impatience et d’exaltation, de plaisir et de peur, qui fait les saltimbanques et les cabotins.
 
   Une génération d’artistes donc, du coin ou même de plus loin, venus saluer Matthieu Côte.  Ils étaient là, serrés tous ensemble sur la scène qui avait l’air trop petite, contemplant le public en miroir, dans un drôle de face à face ému, tous perdus et impuissants face à la catastrophe de la jeunesse qui fout le camp et déjà de la mort.
 
  Les morts et les vivants se rencontrent parfois dans un temps suspendu, comme hier, dans une sorte d’émotion où le silence effaré vacille sous les applaudissements, où certains pleurent et d’autres prient en secret peut-être, ce qui est à peu près la même chose.
   On applaudit longtemps, tous ensemble pour que ça résonne fort jusqu’à dieu sait où, jusqu’au ciel ou au boulevard périphérique, ou simplement juste au fond de nos caboches.
 
   C’était un bel adieu à leur ami, leur copain, qui reste ainsi dans les esprits, à jamais, Matthieu le chanteur. Même si on peut penser que sa personnalité l’aurait peut-être conduit finalement à faire plus tard d’autres choses, tenter une autre carrière, pourquoi pas ? Mais ça n’a maintenant plus aucune importance.
 

 

 

Pensées

      Je suis allé hier dans un quartier où je n’étais pas retourné depuis plusieurs dizaines d’années. Tout y a beaucoup changé et mis à part quelques points de repères que je connaissais encore, j’aurais tout aussi bien pu croire me trouver dans une ville étrangère.

   Les villes, les quartiers, qui se transforment tout le temps, nous ressemblent. 

   Irrémédiablement ancrés dans le présent, nous nous transformons aussi sans presque nous en apercevoir, avec simplement quelques points de repères inchangés qui nous permettent de nous orienter et ne pas devenir étrangers à nous-mêmes. 

     Je suis allé jusqu’à la place où j’ai fait mes premières années de lycée, de la sixième à la quatrième. A l’époque il y avait sur la place des sortes de baraques entourées de hauts grillages, c’était l’annexe du lycée devenu  sans doute trop petit en cette période des années soixante où les enfants admis dans le secondaire étaient plus nombreux, y compris les enfants d’ouvriers comme j’étais. 

    Il n’y a plus les baraques, ni les grillages, bien entendu, mais des voitures garées et toujours de grands arbres, à l’ancienne, qui devaient être là quand j’étais lycéen. Une bonne partie des bâtiments autour de la place sont les mêmes qu’à cette époque et la découpe de leur silhouette dans le soir tombant m’a rappelé quelque chose de lointain, oublié mais familier. Il y a toujours les mêmes rues aussi, qui font les mêmes angles.

    La place n’est pas bien grande et j’en ai fait le tour en me promenant. Les souvenirs sont sortis un peu de leur oubli. Mentalement j’ai redessiné l’emplacement de chaque baraque, de chaque classe et du tout petit square où nous jouions au ballon. Bien sûr j’ai repensé à mes camarades et à certains profs de l’époque. La plupart de ces profs doivent être morts à présent et peut-être même certains de mes camarades. Mais comme j’arpentais tranquillement la place, je me suis dit que ce qu’ils avaient été et leurs pensées étaient forcément encore un peu là, dans ces lieux, avec moi. Leurs pensées sont à présent portées par d’autres, elles se confondent avec nous et avec les lieux où ils ont vécus.

   Nous portons comme un vêtement les pensées qui ont fait ou plutôt qui « étaient » ceux qui nous ont précédés et surtout ceux à qui nous avons eu affaire, ceux que nous avons croisés et qui ont disparu avant nous.

   D’autres porteront à leur tour nos pensées, et tout ce qui nous aura constitués, quand nous aurons disparu, jusqu’à ce que de loin en loin, les points de repères que nous connaissons dans la ville aient disparu aussi, qu’il n’y ait même plus de vestiges et que ce que nous avons été soit complètement dilué dans ce que sera devenu l’humanité d’alors. Comme est diluée en nous l’humanité qui nous a précédés.

  En repartant j’ai regardé la lune qui apparaissait dans le ciel. Il n’ y a pas loin de cinquante ans, à la même date et la même heure, elle devait être au même endroit du ciel, au-dessus de la rue. Il n’était pas loin de six heures, cinquante ans plus tôt peut-être que je sortais du lycée, des baraques, pour aller prendre mon bus. Je ne sais pas si j’avais regardé la lune à l’époque, sans doute pas. Comme les enfants de cet âge, j’avais alors autre chose à faire, à commencer par le dur labeur d’endosser et d’habiter les pensées de ceux qui m’avaient précédé.

 

 

La place des Terreaux à Lyon 

    Une nouvelle fois je suis tombé nez à nez avec la place des Terreaux au sortir du palais St Pierre et une nouvelle fois je me suis dit que ce Daniel Buren est un fumiste. J’ai beau essayer de faire un effort, d’avoir les idées larges et me défaire de tendances peut-être un peu passéistes, quand même il n’y a pas à tortiller : Déplacer la fontaine Bartholdi à grands frais était une ineptie, aussi bien sur le plan esthétique qu’économique et patrimonial. Ca ne servait absolument à rien, sinon à « faire quelque chose » à tout prix, un peu comme on change un meuble de place dans son salon au lieu de déménager, juste pour dire de changer, voire se changer les idées.

   Maintenant, on ne la voit plus vraiment cette pauvre fontaine, écrasée sans perspective contre les façades des maisons pas très gaies. Sans compter toutes ces petites rayures grises et blanches obsessionnelles qui jalonnent la place, elles sont aujourd’hui dégueulasses et disjointes. Elles ne servent à rien et n’ont aucune raison d’être, sinon être la signature de Buren.    

  On se demande quand même comment des types aussi pauvres en inspiration réussissent à se voir confier des missions publiques de cet ordre ?  Missions qui de plus nous coûtent très cher, car déplacer une fontaine de cette taille ça n’est pas rien.

   Sans compter que ce Buren, filou peu inspiré et tout à fait attentif à son porte-monnaie prétendait en plus toucher des droits sur les ventes de cartes postales représentant la place des Terreaux, au prétexte qu’elle était son œuvre, alors qu’il avait déjà été payé, et bien payé je suppose, pour saloper la pauvre place. Fort heureusement il fut débouté. 

   A propos de Buren il me revient en mémoire une anecdote croustillante que j’avais entendue à la fin d’un flash d’infos (sur une radio du service public, je crois) : Une « œuvre » du maître exposée à Rouen, c’est-à-dire un vague tissu artistement disposé (puisque disposé par un artiste, Buren lui-même), avait été mis directos à la poubelle par un gardien du musée. Après s’être excusé, le scrupuleux gardien a justifié son geste scandaleux en disant qu’il avait trouvé ce « morceau de chiffon qui traînait » et cru qu’il avait été oublié là par un ouvrier ou un collègue, il avait donc voulu palier cette négligence et avait jeté le truc à la poubelle. Simple question d’ordre et de propreté donc, et peut-être même de bon sens.  

   Je me demande s’il n’aurait pas été salutaire de demander son opinion à un gardien de musée de ce calibre avant de choisir Buren pour rénover la place des Terreaux à Lyon ? Ca nous aurait peut-être évité une belle fumisterie et un joli gaspillage. 

 

 

La promenade

   Hier soir, dans une sorte de demi-sommeil, j’ai refait la balade que nous avions faite le matin même dans le parc. Je l’ai refaite en m’endormant, le plus consciencieusement possible, en tâchant de reprendre les mêmes allées et traverser les mêmes pelouses, de mettre scrupuleusement mes pas dans mes pas et faire les mêmes haltes. Au cours de cette promenade refaite de mémoire j’ai croisé à nouveau les gens que j’avais croisés le matin. Certains sont restés à l’état d’ombres, de silhouettes, ou même avaient sans doute disparu tout à fait, mais ceux dont j’avais remarqué le visage, la voix ou même  ce qu’ils disaient au moment où je  les avais croisés, je les ai croisés à nouveau et j’ai été étonné de la précision avec laquelle je les revoyais. J’entendais aussi les phrases que tu avais dites. J’ai revu les cerisiers en fleur.

     J’ai pensé alors au grand nombre de promenades ou autres situations de la vie auxquelles je n’avais pas pris soin de repenser, le soir avant de m’endormir. J’ai eu le sentiment d’avoir laissé filer tant de choses sans prendre le soin de les examiner au moins une fois à nouveau…On devrait récapituler tous les soirs les épisodes de la journée que l’on vient de passer, simplement pour ne pas laisser ce qu’on vient de vivre tomber systématiquement dans un oubli immédiat et vérifier que l’on n’a rien négligé qui aurait mérité plus d’attention.

   Cela éviterait aussi de ressasser toujours les mêmes souvenirs sans importance et qu’on finit par prendre pour « sa » vie. Sa vie…ce qui serait bien d’ailleurs serait de pouvoir la récapituler toute entière, chaque soir avant de s’endormir, afin de vérifier que l’on n’a rien négligé qui aurait mérité plus d’attention.

 

 

Les beaux parleurs professionnels

  Les imbéciles, qui n’ont réfléchi à rien mais font des commentaires sur tout, sont légion. Ils hantent nos radios et nos télés à longueur de jour. Ils adoptent généralement un ton moralisateur et n’hésitent pas à énoncer des vérités définitives sur des sujets qu’ils maîtrisent mal ou pas du tout, ce qui les conduit à dire tout et son contraire d’une émission à l’autre sans sourciller et sans que personne ne s’en offusque vraiment.

  Ce sont des sortes de professionnels de la parole, toujours prêts à intervenir sur n’importe quel sujet, à condition qu’on les paie, bien sûr.

   Ils commentent les aventures du monde, un peu comme ces commères que je voyais dans l’enfance, commenter la vie de l’immeuble, le matin à l’heure du ménage ou des courses, d’allée en allée.

 Leur métier, à ces beaux parleurs professionnels, est en somme de meubler le silence qu’il ne faut à aucun prix laisser s’installer, puisqu’on risquerait, en prêtant bien l’oreille, de finir par y entendre des voix discordantes ou même des plaintes. Fort heureusement ces experts payés pour bavarder sans trêve meublent et remeublent encore ce redouté silence, semblable à un vide terrifiant que quelque chose d’inconnu pourrait venir combler et où d’autres, non autorisés, pourraient prendre la parole, celle qui est confisquée par les beaux parleurs, précisément.

 

 

Van Gogh vivait avec 2 Frs 50 par mois.  

    Il est communément admis, il va de soi, que Van Gogh fut un artiste maudit qui vécut dans le dénuement et la misère. Toute la question est de savoir de quel dénuement, de quelle misère, on parle.

    Vincent Van Gogh vivait grâce aux subsides de son frère Théo, soit la somme de 2 francs 50 par mois, ce qui n’était peut-être pas beaucoup pour un bourgeois ou un grand bourgeois de l’époque, mais restait une somme très conséquente pour un paysan, un ouvrier ou même un facteur de cette même époque, comme le camarade de Vincent, Joseph Roulin (dont il fit plusieurs portraits), qui, lui, devait se contenter d’un salaire de 1franc 50, avec lequel il devait faire vivre femmes et enfants…

   Voilà qui écorne singulièrement le mythe de l’artiste maudit et misérable de la fin du 19ème siècle ! A moins que cette misère-là, ne soit envisagée, toujours selon un point de vue de bourgeois, en regard de la vie que l’artiste en question aurait dû mener si il n’était pas sorti des rails et des conventions de son milieu d’origine ? A moins qu’on ne l’envisage en regard des sommes colossales que représentent les œuvres de l’artiste maudit une fois reconnu, après sa disparition ?

   Cette misère du grand artiste, échappé du conformisme de son milieu d’origine, mais pas de son soutien économique (aussi modeste fût-il), n’est jamais mesurée à l’aune de la misère de ses contemporains moins favorisés par la naissance.

    La misère de l’artiste est devenue une sorte de trait de son caractère, une attitude élégante qui marque la rupture avec les conventions, un passage obligé par le dénuement, une phase de purification nécessaire à la réalisation de l’acte magique de la création. Peut-être ce mythe occidental est-il un avatar de la figure de Jésus (représentant sur terre du Créateur lui-même) qui vivait dans le dénuement ?

  La misère du pauvre véritable est en revanche moins aimable, plus grossière et sans style, on devrait la laisser cachée puisqu’elle ne débouche sur aucun génie, aucune magie créatrice, elle n’est que saleté et souillure dont il est bien difficile de faire un mythe. La preuve en est, comme on dit chez moi, c’est que c’est bien Van Gogh qui est devenu un grand peintre mythique et non pas le facteur Roulin, cependant passé à la postérité clandestinement dans les bagages de Vincent, bourgeois tourmenté de peinture et d’art, en rupture de milieu et en guenilles, sale comme un pou, puant comme un porc. A une Arlésienne plus que centenaire et qui était, à l’époque de Vincent Van Gogh, fille d’un droguiste, marchand de couleurs, on demanda (dans les années soixante, je crois) si elle gardait le souvenir d’avoir vu le peintre fameux quand elle était petite fille ou même toute jeune fille : Oui, répondit-elle, mon Dieu qu’il était sale !

Van Gogh était sale, mais il vivait avec deux francs cinquante par mois, beaucoup plus que le salaire du facteur Roulin qui, lui, était propre sans doute. Non mais !

 

 

Jacques Brel et J. Chancel

C’était au cours d’une émission fameuse et populaire de la radio, Jacques Brel était interviewé par un non moins fameux animateur de l’époque. A un moment l’animateur fameux demande à Jacques Brel s’il se considère comme un poète, Jacques Brel répond : « Non ! », l’animateur insiste et demande :

 « Que vous manque-t-il pour être un poète ? »

«Y croire», répondit le grand Jacques Brel ! »

La leçon ne porta pas. Ils furent nombreux à la fin des années soixante à se lancer dans la « chanson à texte » en se prenant pour des poètes. Eux, ils y croyaient très fort…Le public un peu moins, ou même pas du tout.

 

 

Domination sociale

Lorsqu’on naît chez les dominés on prend généralement conscience de la domination en regardant vivre ses parents. On n’en fait pas tout de suite la propre expérience.

Je suis moi-même venu au monde chez les dominés, pas les plus dominés cependant, car il y avait dans notre environnement des catégories encore plus dominées : les étrangers d’origine espagnole ou italienne et déjà quelques rares maghrébins.

On est généralement frustré ou même un peu humilié de voir ses parents dominés, en tout cas je l’ai été, et on a tendance à en rejeter la cause sur eux, d’autant plus que les dominateurs restent invisibles. Ce sont des ombres, des sortes d’abstractions.

On pense pouvoir soi-même échapper à cette domination, tant elle semble révoltante et on se jure de faire mieux que ses parents, d’avoir plus de fierté. On s’appuie ainsi sur leur exemple mais, pour ainsi dire, à l’envers.

On bombe alors un peu le torse pour faire sa place et montrer qu’on n’est pas dupe et que les autres, les dominateurs, n’ont qu’à bien se tenir, qu’on va leur casser la gueule, les enculer ou les séduire, bref leur faire sentir qu’il faut compter avec nous. On fait alors son petit trou dans l’existence, on avance bien content de soi, mais les dominants restent invisibles, tellement invisibles toujours qu’on finit par oublier leur existence. Comme on oublie les parents et leur lâcheté. Puis petit à petit on se heurte soi-même à des difficultés, on se bloque, on cale, on renonce et on se dit que ça n’avance pas si bien qu’on croyait, qu’il reste des barrières difficiles à franchir, des obstacles qu’on trouve insurmontables. Ils deviennent même tellement insurmontables ces obstacles, à mesure qu’on les approche, qu’on finit par les considérer comme ne faisant même plus partie de nos projets, puis de notre univers. Alors ça commence : on se limite, on se contente de, on se racrapote, on ne fait guère mieux.  Les dominateurs ont gagné et on ne les a toujours pas vus. Ils n’ont pas besoin de se montrer, leur domination est ancrée en nous.

 

 

Croyance

On était né dans des milieux tellement tartes qu’on était bien obligé d’inventer des trucs pour faire briller un peu les choses.  Fallait bien introduire un peu d’extraordinaire là où il n’y en avait pas du tout. On s’inventait des idoles et des admirations. Certes on devait forcer un peu le trait, faire des séries de petits mensonges pour arranger le quotidien, rendre brillant ce qu’on savait bien être terne et banal, mais bon…On avait des excuses.

Maintenant tout cela est desséché et il ne reste plus grand-chose de ces petits travestissements de la réalité, de ce voile du rêve qu’on déposait sur le trivial.

On a perdu l’enthousiasme et la croyance, nos idoles n’ont pas résisté longtemps non plus.

C’est la croyance qui tient toutes les choses et notre jeunesse aussi, elle a tenue grâce à la croyance.

D’ailleurs il y avait toujours des cons, jeunes ou vieux, qui ne marchaient pas dans nos combines et venaient essayer de nous briser les rêves…Je ne sais pas à quoi ils croyaient ceux-là, désespérément raisonnables et adultes avant même d’avoir atteint l’âge, à quoi pouvaient- ils bien rêver, eux? Ils étaient agacés par nos manières de voir la réalité et surtout de la dire ou la commenter. Je m’en souviens bien de ceux-là et de leur ton méprisant.

En fait ça n’est qu’une question de mots, tout ça.  Les mots ça sert un peu à ça aussi, enjoliver et rajouter de l’emphase, de la grâce là où il n’y en a pas. Mais ces piètres foireux-là n’aimaient pas bien les mots. Pour les gens de ce style les mots ne sont qu’un genre d’outil, comme une chose quasiment scientifique, avec un sens précis et c’est tout. Ils ont horreur des marges, de ce qui échappe, des reflets et du peu tangible, du poétique quoi !

Durant notre jeunesse nous aimions bien poétiser les choses, les rendre moins moches et pour ça, il fallait être sensible aux mots et les aimer. D’ailleurs c’est bien tout ce qu’on avait à notre disposition, les mots, pour se hisser un peu au-dessus de la pauvreté, essayer de se sentir un peu riche et, surtout, pas moins malin que les autres.

 

 

Le jeune Matthieu Côte

Voilà, nous vivrons chacun avec une petite part d’ombre supplémentaire. Notre ami est mort. Le jeune Matthieu Côte.

On dit qu’avant de mourir on voit défiler sa vie passée, comme un film. Lui, du fond de son coma il a peut-être vu défiler les années aussi, celles qu’il ne vivrait pas ?

Éternel jeune homme pressé, il n’aura même pas pris la peine de vieillir, ou alors  peut-être simplement pendant quelques secondes où il aura vécu tout le reste de son âge, en accéléré et d’un seul coup, comme on finit son verre cul sec avant de s’en aller.

Il rejoint ainsi la cohorte des artistes disparus très jeunes, laissant une œuvre prometteuse et dont on ne saura jamais la suite. Nous ne saurons jamais ce que serait devenue sa voix avec le temps, comme son écriture, son art et ses chansons d’homme mûr. C’est frustrant, c’est dommage, c’est tant pis.

Il était arrivé à l’école, encore un peu joufflu, avec un reste d’enfance dans son visage et dans son regard. C’était il y a sept ans ou huit peut-être…huit années pour vivre toute une vie en somme, ça ne fait pas beaucoup, c’est pas terrible, même pour quelqu’un qui met les bouchées doubles.

On peut toujours se dire qu’il n’aura pas eu le temps de connaître ceci ou cela, les choses, les sentiments et les tourments qui font toute une vie.  Ces choses qu’on regarde en se retournant et en se disant qu’on a vécu, qu’on a de l’expérience et qu’on a vieilli.

Il les aura quand même sans doute aperçues, en raccourci, juste en passant, toutes ces choses de la vie, même si ce n’est pas assez bien sûr.

Ce qu’il n’aura pas connu c’est  avoir des enfants par exemple, ou encore, plus tard, sentir son corps faiblir, les forces vous trahir, bref vieillir …ça il n’aura pas eu le temps. Est-ce vraiment dommage ?

Au fond je sais bien que c’est juste le genre de question qu’on se pose en guise de consolation, sans grande conviction.  Mais bon, on se console comme on peut.

Il nous reste ses chansons de jeunesse. Peut-être elles s’envoleront ensuite en poussière, comme lui, comme les chansons, comme nous–mêmes et tout le reste. Mais en attendant chaque fois que quelqu’un les écoute, les lit ou les chante, elles demeurent en vie et la petite flamme qui les a fait naître et qui habite chacune d’elles se remet à scintiller.

Que chercher d’autre dans une chanson ?

 

 

J’ai vu chanter Allain Leprest, c’était un dimanche en fin d’après-midi.

Leprest arrive. Il flotte dans sa chemise. On se demande s’il ne va pas se casser la gueule à peine monté sur scène, il chancelle et va à l’aveuglette s’accrocher au pied du micro, puis là, il chante vaille que vaille.

Sa voix fout le camp où elle veut, comme elle peut, mais il la soutient du geste et de la main. Ces gestes-là semblent un peu usés d’avoir trop servi déjà, mais ils forment une sorte de charpente biscornue où Leprest accroche sa voix en lambeaux.

Les chansons arrivent comme ça jusqu’à nous, en brinquebalant par ces chemins un peu noueux et tordus, lointains, escortées avec précaution par le piano de Léo Nissim.  

Le spectacle est bien sûr touchant de voir ce gars qui lutte pour tenir encore debout, mais à bien écouter on a quand même l’impression que les paroles de ces chansons peuvent, d’une certaine manière, vivre toutes seules à présent. Elles ont en elles une sorte d’autonomie, de force intrinsèque, une forme de solidité architecturale qui fait que tout ça peut tenir en l’air tout seul.  Avec ou sans le chanteur. Les rimes sont plantées là, comme des piliers, aussi inattendues que précises, le rythme est juste et les images de mots viennent nous toucher, irrésistibles, en plein dans le mille.  C’est de la belle ouvrage, sans doute maintenant plus solide que son auteur lui-même, ce qui est rare : Leprest a fait une œuvre plus grande que lui, c’est pour ça qu’on est certain qu’il est un véritable artiste. Son œuvre est une merveille d’agencement des mots, dans l’esprit le plus classique et le plus noble de la chanson, mais aussi avec toute l’originalité de sa personne. Nul autre que lui n’aurait pu écrire ces chansons-là.

Je crois qu’il est le plus grand auteur de chansons de sa génération. Tout auteur de chansons digne de ce nom devrait à mon avis regretter de n’avoir pas su écrire « C’est peut-être », une des plus belles chansons « engagées » que je connaisse. Ainsi que « Le poing de mon pote », « Nu », « Le temps de finir la bouteille » et d’autres, mais c’est pour dire…Il y a bien quelques ratages de-ci, de-là, des mises en musique un peu grises, des choses moins intéressantes, mais bon…c’est sans importance et on s’en fout.

On peut dire que celui-là a brûlé sa vie qu’il ne reste plus qu’un bout de chandelle, pas bien gros, mais qui peut faire une flamme quand même et dont on pressent bien que le prochain coup de vent pourrait l’éteindre tout à fait. Et c’est triste, bien sûr. Mais en attendant, Allain Leprest chante et sourit aussi, entre deux chansons, à son public où il reconnaît des amis, dit-il. Il a bien raison.

 

 

Adolescence

On rêvait d’un vrai Levi’s et d’une véritable guitare Gibson (que nous prononcions respectivement Lévouisse et Jibson) …On croyait que Bob Dylan était descendu sur terre pour fustiger les adultes et sauver le monde. On croyait que l’amour était si pur qu’il pouvait être contenu tout entier dans un baiser sur la bouche et des promenades main dans la main. Tout le reste, c’était de la branlette.

On croyait un tas de trucs qu’on nous donnait à croire. On croyait voir pour la première fois des choses que tout le monde avait vues avant nous. On pensait être tout neuf et nous étions déjà anciens. Mais au fond, nous savions quand même déjà beaucoup de choses, par le cœur et par le corps, mais des choses tellement désespérantes qu’on feignait de les ignorer. On rêvait donc la vie, c’était plus facile.

On apprenait la « gratte » et ça grattait dur dans nos piaules d’ado. Les parents n’étaient plus que des ombres, des silhouettes entraperçues. Et nous autres, imbéciles en solfège, on pensait réinventer tout !

On se fascinait tout seul avec des invraisemblables mensonges, on vivait comme dans un poster géant, du genre de ceux qu’on punaisait sur les murs de nos chambres, avec nos idoles.

On s’inventait un univers tout neuf, fait des choses qu’on aimait ou qu’il nous semblait bien d’aimer. La difficulté, c’était d’y faire entrer des trucs parfois incompatibles, des ambiances trop différentes…alors on s’arrangeait, on faisait mille contorsions pour faire entrer les ronds dans les carrés, Les Beatles dans les Impressionnistes ou les Surréalistes dans le rock’n roll par exemple. On voulait unifier ! On avait besoin de se dire que toutes les choses qu’on aimait avaient un lien entre elles, artificiel ou pas. On voulait se créer un monde. Comme une famille, quoi ! On n’en était même pas encore vraiment sorti de la famille, déjà on voulait s’en faire une autre, mais on n’avait que ça comme modèle, alors…

Surtout, le difficile, c’était de se rendre compte et simplement se dire que le seul vrai lien entre toutes ces choses qui nous plaisaient, eh bien c’était soi-même. On n’était pas assez prétentieux pour ça. On venait de trop loin, trop d’un coup, dans l’appropriation des choses de la culture.

Bien sûr on a dit beaucoup de conneries à cet âge-là, mais c’était seulement pour s’affirmer. On en a fait d’autres aussi, des conneries…et rétrospectivement on se demande un peu pourquoi on les a faites ? On ne trouve pas de raison, alors on dit, « on était jeune ! » et voilà tout, ça permet de ne pas s’interroger davantage.

Mais à présent, sommes-nous sages ? Passer par pertes et profits les illusions et les mythes de sa jeunesse, ça n’est pas forcément devenir sage, c’est devenir vieux et dire tant pis.

Et même si on connaît bien le solfège et la manière exacte de prononcer les noms propres venus d’Amérique, on s’en fout un peu, on donnerait n’importe quoi pour être encore un adolescent péteux qui invente le monde, auquel personne, bien entendu, n’avait rien compris avant lui !

 

Est-ce bien sérieux ?

Ecrire des chansons n’est pas une chose bien sérieuse. Surtout pour les gens qui n’en écrivent pas, et peut-être même aussi pour ceux qui en écrivent.

Il y a toujours quelque chose d’un peu enfantin dans l’esprit même de la chanson. Pour notre génération, en raison de sa diffusion massive à la radio et de sa consommation massive en disques 45 tours, elle reste étroitement liée à la période de l’adolescence et la sensibilité qui va avec. C’est pour ça qu’aujourd’hui elle fait souvent partie, pour nous, d’un monde sensible qui n’appartient plus qu’aux souvenirs.

Dans l’âge adulte la sensibilité un peu naïve de l’adolescence n’a plus sa place, sauf quand la nostalgie s’en mêle. J’ai même vu des adultes sérieux essuyer une larme au coin de l’œil au moment où ils entendaient une chanson de leur jeunesse, alors qu’ils n’étaient même pas saouls, c’est dire la force nostalgique des chansons !

Mais c’est vrai que le monde des adultes est réputé sérieux, c’est un monde où l’on n’a guère de temps à consacrer à l’inutile et à la sensibilité artistique. Il y a d’ailleurs des formes d’expressions convenables pour canaliser ce qu’il reste de sensibilité chez l’adulte, depuis le cinéma jusqu’à l’opéra ou la danse et le théâtre, en passant par le jazz, ce sont là donc des choses sérieuses, acceptables, tandis que la chanson demeure toujours une aimable petite chose, sympathique parfois, qu’on écoute en roulant en voiture. Sympa cette chanson, hein ? dit-on de celle qui a réussi à toucher un peu votre coeur d’enfant, pourtant enfoui bien profond.

Alors donc, pourquoi consacrer tant de temps et d’énergie à écrire encore des chansons lorsqu’on est un adulte fait et même bien fait, comme on dirait d’un camembert ?  Ca n’est pas bien sérieux, hein ?

Eh bien je répondrai carrément ceci : « On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans » (comme a dit le poète).  Car on peut très bien avoir dix-sept ans tout le temps, même à soixante ans. Merde alors !

 

 

Vous avez dit arrangement ?

Michel Legrand raconte qu’il a eu l’occasion de travailler avec Charles Trenet. Jeune musicien à l’époque, il avait arrangé des chansons du maître. Lors d’une séance d’enregistrement Charles Trenet lui dit :

 « - C’est pas mal votre arrangement, mais est-ce qu’on ne pourrait pas supprimer un peu de percussions ?

- Oui, bien entendu, répondit avec empressement le jeune arrangeur. »

Et on supprima les percussions. 

- Oui mais, dit Charles Trenet, les cuivres me gênent un peu ….

- Bien…. Pas de problème, Monsieur…

Et on supprima les cuivres….

- « Voyez-vous, je crois que les violons n’apportent pas grand-chose non plus, poursuivi Charles Trenet…ne pourrait-on pas les ôter aussi ?

- Mais enfin, qu’est-ce qu’il va rester, s’indigna le jeune musicien contrarié ?

- Mais ma chanson, jeune homme, répondit Charles Trenet ! »

 

 

Le dossier de Léo

Maurice Fleuret travaillait alors à la Direction de la Musique au Ministère de la Culture. (Maurice Fleuret est la personne qui est à l’origine de la Fête de la musique.)

Il reçoit un jour dans son bureau la visite de Léo Ferré, alors très célèbre, soucieux de trouver une aide financière pour un de ses projets où se mêlaient la direction d’un orchestre symphonique et le récital de chansons. « C’est intéressant votre projet, lui dit Maurice Fleuret, il faudrait que vous montiez un dossier…

- Mon dossier, vous l’avez devant vous ! dit Léo Ferré en se levant de sa chaise. » Et il s’en alla.

 

 

Julien C. et le mixage

On dit que Julien C. a un ego en béton armé et que sa confiance en lui-même est aussi absolue que son oreille. De mauvaises langues sans doute…

  Un jour que son directeur artistique et son arrangeur travaillaient au mixage d’un des ses albums, Julien débarque dans le studio et se met en colère :

« La voix est beaucoup trop en arrière, avancez-la, on ne l’entend pas assez !

L’ingénieur s’exécute et la voix est du coup beaucoup trop en avant…

- Tu n’as pas peur que la voix soit quand même un peu trop forte, dit le directeur artistique ?

- Non, il faut au moins ça ! dit Julien C.

- Ok, répondirent-ils, on va faire comme tu dis !

- Merci, les gars, bon, je dois m’en aller, à bientôt.

Julien C. s’en va et les deux techniciens reprennent leur travail de mixage comme si de rien n’était et sans tenir aucun compte des recommandations de Julien C. Le volume de la voix retrouve son niveau initial.

Un peu de temps passe et un jour, alors que tout le monde écoute l’album et s’extasie sur sa qualité dans un bureau de la maison de production, Julien C. arrive et dit : « Je vous l’avais bien dit les gars, qu’il fallait avancer la voix, vous voyez, c’est quand même bien mieux comme ça ! »